lundi 22 novembre 2010

Avatar onirique


Je me souviens de cette année que j'ai passée à dormir. Hypersomnie. Mon corps, gagné par une anesthésie implacable, ne m'appartenait plus, ne répondait plus. Mon esprit, lui, se démenait comme un otage ligoté et caché dans le coffre d'une voiture à l'arrêt, abandonnée au bord d'une route désertée; il avait beau crier, personne n'était là pour l'entendre. Mais était-ce réellement le coffre d'une voiture ou était-ce un cerceuil? Je n'en sais rien. Ma vie s'est résumée au sommeil, et les rêves sont devenus plus réels que ma réalité. Etait-ce parce que mes sens étaient endormis que je ne percevais plus très bien le monde extérieur, ou était-ce parce que confinée dans une enveloppe inerte que les sensations intérieures ont décuplé d'intensité? Je n'en sais rien.

Les personnages de mes rêves étaient les compagnons fidèles de cette année hypersomniaque. Aujourd'hui encore, je les considère être parmi mes meilleurs amis. Je vous vois venir - Inès a-t-elle perdu la tête pour nous parler de ses amis imaginaires?. Soit, admettons que j'aie perdu la tête; il est conseillé de laisser au fou l'occasion d'exprimer son délire - hochez donc la tête d'un air compréhensif et compatissant. Oui, les personnages de mes rêves ont été mes fidèles compagnons. Il en est que je n'ai croisé qu'une fois, et qui m'ont néanmoins laissé une vive impression: c'était le cas par exemple de ce vieux bonhomme édenté au regard espiègle de garnement turbulent. Certains étaient récurrents et une sorte de familiarité s'était installée entre nous au fil du temps, ce qui nous donnait le droit de nous tutoyer et de prendre des nouvelles à l'occasion: je ne manquais jamais de partager un brin de conversation avec la charmante hôtesse d'accueil de l'hôtel dans lequel j'avais habitude de descendre à chacun de mes séjours néptuniens. Et il y en avait un qui était omniprésent.


Je ne saurais dire si j'ai pris conscience de sa présence dans mes rêves que depuis mon année hypersomniaque, ou si je l'ai toujours su, sans que j'en garde le moindre souvenir diurne. Toujours est-il que sa présence discrète mais continue dans mes songes devint un élément rassurant de mes longues heures de sommeil. Je l'aperçus une première fois alors que je me frayais un chemin dans une foule dense d'êtres tous semblebles, tous vêtus de gris et de noir, marchant tous dans la même direction, la direction opposée à la mienne; il se cachait derrière les silhouettes en mouvement si habilement que je ne pus voir précisément ses traits. Je ne retenus de lui que son habit d'une blancheur éclatante. Les nuits suivantes, je ne fis toujours que surprendre un mouvement, une ombre furtive ou un bruit léger comme un tissu qui se froisse. Il se dérobait toujours à temps pour que je ne puisse voir son visage. Bien que son attitude me décontenançait, je savais d'instinct que je n'avais rien à craindre de cet inconnu.


Un soir, isolée dans ma tristesse, murée dans ma mollesse hypersomniaque, je m'endormis d'un sommeil si subit que je n'en avais pas eu le temps de me déshabiller avant de me coucher. Je tombai dans le monde de mes rêves par une chute aussi vertigineuse que celle qui mena Alice au Pays des Merveilles. J'heurtai le sol dur bruyamment. Il faisait noir. Il n'avait jamais fait noir dans mes rêves. Je me relevai pour parcourir l'espace à tatons, je n'y trouvai que des murs, sans aucune issue. Je ne sus que faire. Je m'assis pour attendre, convaincue de devoir mourir ici, ou d'y être déjà morte, condamnée à une éternité sans lueur. Le désespoir le plus noir me gagnait, alors que j'énumérais mentalement les regrets et les remords d'une vie à peine à moitié vécue, presque totalement passée dans un lit à dormir et à pleurer. Je tremblais de froid dans cette obscurité chargée d'humidité et de silence. Au bout de ce qui me sembla de longues heures, je me rappelai la silhouette vêtue de blanc qui me suivait partout dans mes songes. Etait-ce possible qu'elle m'ait suivie jusqu'ici? A peine eus-je formulé la question en pensée, qu'un murmure me caressa l'oreille: Oui, je suis ici, j'ai toujours été ici.


Je ne sursautai pas de cette voix inattendue répondant à une question que je n'avais même pas formulée, cette voix qui me sembla connue sans que je ne l'aie pourtant jamais entendue. Je tournai la tête vers la direction d'où était venu le son.


- Me suivez-vous dans mes rêves, ou faites-vous partie de mes rêves?
- Je suis votre avatar onirique tout comme vous êtes mon avatar effectif. Nous sommes les deux faces d'une seule et même pièce.
- Pourquoi n'ai-je commencé à vous voir vu que récemment si nous ne sommes qu'un?
- Vous passez trop de temps dans la même moitié de notre terre commune: vous penchez plus vers le sommeil que vers la veille.
- Je n'arrive pas à combattre. Je suis si fatiguée...
- Je le sais, je suis aussi si fatigué... parfois, je nous sens mourir.
- Je ne me sens pas la force de vivre. Peut-être suis-je dans le fond de ce puits noir pour m'allonger dans le froid et attendre la fin.
- Non. Nous sommes ici parce que de votre veille, vous ne laissez pas la vie vous atteindre et laissez votre corps mort-vivant devenir le rempart qui vous sépare de votre destin.
- Je ne crois pas avoir de destin à accomplir.
- Le destin est le nom que nous donnons à l'ensemble des fins fils qui relient les rêves aux réalités. C'est une interdépendance. Aucune réalité n'existe sans rêve pour avoir influencé sa naissance; et inversement.
- Comment puis-je nous empêcher de mourir?
- Vivez votre réalité. Cessez de la craindre et de la fuire dans votre sommeil. Battez-vous contre ce qui vous lie les mains. Laissez votre corps ressentir le monde qui l'entoure. Cessez de ne pas croire en vos ambitions, jetez-vous à corps perdu dans vos projets. Ne vivez pas à moitié, vivez; n'aimez pas à moitié, aimez.

Je tendis les bras. Je le trouvai. Je l'étreignis. Il m'étreignit. Mes tremblements diminuèrent d'intensité, le froid avait de moins en moins prise sur moi. Lorsque je cessai de trembler totalement, je me rendis compte que lui par contre tremblait si fort que son corps semblait gouverné totalement par des vagues sismiques aléatoires. Je voulus calmer ses tremblements, mais je ne savais comment faire. Je voulus le serrer contre moi plus fort, mais mes bras ne se refermèrent autour de rien. Il avait disparu.

Je me retrouvai seule dans ce puits noir, mais je n'avais plus froid et je n'avais plus peur, et je profitai du doux silence de cette nuit pour projeter sur les parois de pierre le film de mes joies d'enfant dont j'ignorais jusque là me rappeler avec autant d'acuité. Les lumières et les rires emplirent l'obscurité, et je laissai mon imagination resculpter le paysage, en un sublime jardin de fleurs multicolores. Je peuplai le jardin avec mes souvenirs et les êtres aimés, y compris ceux que j'avais perdu. J'esquissai des contours en l'air avec les dix doigts et je vis sous mes yeux se matérialiser des nouveaux êtres que je ne connaissais pas encore, des scènes que je n'avais pas encore vécues. J'étais là au milieu de mes amours passés et de mes amours futurs, entre mes anciennes victoires et mes succès à venir; j'étais là à regarder mes futurs enfants jouer avec mes ascendants décédés, à surveiller du coin de l'oeil cet homme qui n'était pas encore entré dans ma vie mais que j'aimais déjà plus que moi-même. Son regard fait de deux diamants noirs croisa le mien, et nous échangeâmes un sourire, avec l'assurance de bientôt nous trouver dans nos réalités respectives, ou plutôt de nous retrouver enfin. Je me tenais debout entre le passé et le futur, j'étais le point pivot de mon destin.

Au loin j'aperçus le jeune homme, mon avatar onirique. Pour la première fois je vis son visage: il me ressemblait tant qu'il ne pouvait être que mon jumeau. Il leva haut la main, l'agita brièvement comme pour me saluer, m'adressa un clin d'oeil entendu avant de disparaître derrière l'arbre le plus proche. Il avait toujours été là et sera toujours là, et il était gardien de mes rêves comme j'étais gardienne de ses veilles.

Je m'allongeai dans l'herbe verte, aux brins hauts et délicieusement odorants. Je me laissai gagner par la torpeur et je glissai lentement, lentement.... vers le réveil dans ma réalité, dans mon lit, dans ma chambre.

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