vendredi 30 juillet 2010

11:30

Il était une fois un petit garçon qui détestait l'école. La grammaire l'ennuyait, les mathématiques lui causaient des maux de tête, la géographie lui faisait perdre le Nord. Il était le dernier de la classe, et cette situation désespérée n'était pas sur le point de changer. Il ne s'entendait pas avec ses camarades de classe, qui le mettaient à l'écart et le qualifiaient de bizarre, sans qu'il sut exactement pourquoi. D'ailleurs, il semblait également attirer l'inimité des adultes: il était toujours puni par les professeurs même pour des bêtises qu'il n'avait pas commises, accusé de vol par les caissières quand il n'en était rien, soupçonné par les voisins de causer des dégâts dans leur jardin dont il n'avait jamais été responsable. Il n'y avait guère que sa mère, avec qui il vivait seul, qui lui témoignat de l'amour et de la bienveillance; elle le réconfortait de ses difficultés avec les autres en lui assurant que tôt ou tard, chacun finissait par trouver la place dans le monde qui devait être la sienne.

Ce matin-là, à l'école, on passait les épreuves trimestrielles. Assis au fond de la classe comme à son habitude, le petit garçon était bloqué sur un problème de géométrie auquel il ne comprenait rien. Ses yeux faisaient des aller-retour incessants entre sa feuille désespérément blanche, l'horloge murale qui lui faisait face et ses camarades qui ne cessaient de remplir des pages et des pages de calculs. Le surveillant le regardait avec un air mauvais, l'air de lui dire qu'il allait bien finir par l'attraper en flagrant délit de triche. Quand l'horloge murale afficha 11:30, la panique prit le petit garçon au ventre. Il ne restait plus qu'une demi-heure et il n'avait même pas complété le moindre des six exercices de l'examen! Si seulement l'horloge pouvait s'arrêter le temps que je finisse l'épreuve!, se mit-il absurdement à espérer. Il replongea dans son problème de géométrie et tenta d'y trouver une solution tant bien que mal.
Quand il eut terminé la géométrie, il leva les yeux pour voir combien de temps il restait. L'horloge murale afficahit... 11:30... incrédule, le garçon se frotta les yeux pour dissiper l'illusion optique qui s'était sûrement jouée de lui. Il regarda de nouveau l'horloge murale... 11:30... l'horloge était sûrement en panne, c'était la seule explication plausible! Il voulut demander l'heure à son voisin de bureau (pour une raison qui lui échappait, sa mère lui avait toujours refusé d'avoir une montre), se tourna vers lui et le vit, la plume et la main immobiles, le visage sur lequel on lisait une expression de concentration comme figé. Le petit garçon l'observa un moment et il vit que son camarade ne clignait pas des yeux. Il se tourna alors vers le reste de la classe et vit que de la même façon, tous les élèves ainsi que le surveillant, tous étaient totalement immobiles. Il ouvrit grand la bouche, et s'il avait été un peu moins bouleversé par cette surprise, aurait pu en sortir un cri de joie: il avait figé le temps!

Bien vite, dans son euphorie, il tenta de se raisonner, de se dire que ce moment de grâce ne durerait pas et qu'il fallait en profiter. En un éclair il se rendit au premier rang de la classe, pris la copie du meilleur élève, en copia tout le contenu sur sa propre copie, revint s'asseoir à sa place au fond et heureux comme il ne l'avait jamais été, attendit que le monde reprenne sa danse habituelle. Il attendit. Longtemps. Rien ne se passa.

Il se dit alors que certainement, comme il avait arrêté le temps, il suffisait de vouloir très fort le redémarrer pour qu'il le fasse. Mais avant cela, il comptait bien profiter de cette occasion unique pour faire tout ce dont il avait toujours rêvé. Il sortit de la classe au pas de course, se rendit dans la classe d'à côté, où tout le monde était figé aussi en plein examen, se dirigea vers une jolie fille brune aux longues nattes assise au troisième rang, une jeune fille de deux ans son aînée dont il avait toujours été secrètement et désespérément amoureux sans qu'elle ne remarque jamais jusqu'à sa simple existence. Il se pencha et déposa un long baiser sur ses lèvres figées. Exultant, il quitta en courrant la classe et se rendit dans le préau, où il joua jusqu'à épuisement à la balançoire dont les autres écoliers ne lui laissaient jamais l'accès. Puis il se rendit d'un pas joyeux au supermarché remplir ses poches de bonbons. Il s'assit sur un banc de la grande place du centre-ville et les avala littéralement en se délectant du spectacle de ces dizaines de passants immobiles comme des statues, parfois dans des positions comiques. Il trouva un pickpocket en train de s'emparer du portemonnaie d'une dame, alors il le remplaça par un moineau figé qu'il prit sur une branche. Il riait d'avance de la stupeur du pickpocket quand le temps reprendrait.
Quand il se fut bien amusé, il retourna tranquillement à l'école. Une fois assis, sa copie sous ses yeux, il se concentra très fort à vouloir que le temps reprenne son cours. Au bout de quelques respirations, il regarda autour de lui. Rien n'avait changé, tout le monde était resté figé. Il se reprit à plusieurs reprises, mais à chaque tentative, il échoua. Il essaya de toutes ses forces, mais rien ne se produit. Il partit en courant de l'école et rentra à la maison, pour trouver sa mère immobile dans la cuisine. Elle avait été figée alors qu'elle sortait un gâteau du four, le gâteau préféré du petit garçon, au chocolat et aux amandes, qu'il lui avait demandé la veille. Il eut beau l'appeler, la secouer, la bousculer, elle ne s'anima pas. Un violent malaise le prit et il ne put que hurler sa rage, sa culpabilité, son désespoir d'être aussi impuissant.

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Il parcourut toute la région à la recherche d'un signe de vie, mais partout il ne trouva que des statues, partout il était 11:30 et partout la nuit n'existait plus. Il parcourut tout le pays, il parcourut le continent, puis les cinq continents. Le monde n'était plus qu'immobilité et silence. Au cours de son errance désespérée, il était devenu un homme, un très beau jeune homme au teint pâle et à la longue chevelure noire comme la nuit. Ses yeux avaient pris une teinte grise étrange et magnifique; cependant, une ombre de tristesse les habitait en permanence.

Quand il eut fini d'arpenter le dernier endroit sur Terre qu'il lui restait à visiter, une petite île volcanique sur le flanc de laquelle quelques rares maisons s'accrochaient, à l'intérieur desquelles il ne trouva que des statues humaines, il s'effondra. Pas même une larme ne put couler de ses yeux, tant la douleur était au-delà de toute forme d'expression. Face contre sol il resta apathique, aussi immobile que les statues qu'il rencontrait partout. Il n'avait d'autre projet que de se laisser mourir là. Soudain, quelque chose toucha son épaule. Cela résonna dans le corps du jeune homme comme une onde de choc. Il se retourna sur le dos, sous le coup de la surprise. Là il vit penché sur lui un très vieil homme au visage ridé et maigre. Ses yeux à la cornée jaunie le fixaient avec un air indéchiffrable. Le jeune homme n'en revint pas. Il se releva tout en observant avidemment l'inconnu. Debout, il constata que le vieil homme malingre lui arrivait à peine au niveau du nombril. De plus, ses oreilles étaient légèrement pointues et les doigts de ses mains décharnées anormalement longs au vu de sa petite stature; il avait posé à côté de lui un vieux sac en jute usé de partout, sale d'avoir visiblement été traîné dans toutes les poussières que contient le monde. Derrière lui, à distance respectable, il découvrit une foule dense d'êtres tout aussi merveilleux et inhabituels que le vieil homme - des magnifiques femmes lumineuses, de vieilles et laides sorcières, de géants hommes, des arbres animés, des animaux habillés comme des humains et parlant entre eux, des objets vivants par eux-mêmes, et tant d'autres encore. Tous sans exception étaient maigres et tenaient à peine debout.

- Nous t'avons enfin trouvé, dit le vieil homme d'une voix lasse.
- Trouvé? Me cherchiez-vous? Et comment se fait-il que vous ne soyez pas figés comme tous les autres?
- Mon jeune homme, je viens du Pays des Chimères Nocturnes. Notre monde naît des faiseurs d'histoires humains et se nourrit des rêves de ceux qui les écoutent et lisent. J'existe parce qu'un jour un d'entre vous m'a écrit sur le papier, mais je meurs de faim aujourd'hui parce que plus personne ne me nourrit de son imagination. Aujourd'hui la détresse et la famine détruisent notre monde et nous sommes voués à une lente extinction. Nous sommes sortis de notre pays et nous avons compris bien vite que le temps avait été arrêté, d'où la disparition des rêveries des hommes. Tu es notre dernière chance.
- Hélas je ne peux rien ni pour vous, ni pour moi... je suis aussi impuissant que vous face à cette situation.
- Non. Tu es beaucoup plus puissant que tu ne le croies. Tu as été incapable d'agir que parce que tu ignores qui tu es.
- Qui je... suis? Je ne comprends pas...
- Arrêter le temps n'est pas un pouvoir donné aux humains. Tu ne le possèdes que parce que tu viens du Pays des Chimères Nocturnes. En même temps, vivre toute une vie parmi les humains est impossible pour un habitant de mon pays né de l'imagination, tu es donc aussi un humain. En réalité tu né de l'union d'un homme du Pays des Chimères Nocturnes et d'une humaine. Par chez nous, nous connaissions bien ton nom, car tu es le fils de notre Roi. Nous croyions pendant toutes ces années que ta mère et toi étiez morts. Quand nous avons vu le temps arrêté, nous avons compris que tu étais encore vivant, et nous sommes venus à ta recherche.
- Mon père... un roi... ? Je n'ai jamais connu mon père et ma mère ne m'en a jamais parlé.
- C'est qu'elle n'en avait pas le droit. Laisse-nous te mener à ton père.

Et le petit homme saisit le vieux sac de jute et l'ouvrit. Au fond du sac, on ne voyait rien qu'une drôle de lumière rouge. Les créatures qui se tenaient debout derrière le vieil homme s'approchèrent et une à une, sautèrent dans le sac pour disparaître dans la lumière rouge. Quand tout le monde fut passé, le jeune homme fut invité par le vieux nain à en faire de même. Il sauta dans la lumière rouge et s'endormit doucement au son d'une berceuse alors qu'il attérissait comme une plume sur un épais tapis d'herbe bleue.

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Il se réveilla dans un lit confortable. On l'avait changé et lavé. Il s'assit au bord du lit et se leva lentement. La pesanteur dans le Pays des Chimères Nocturnes était différente de celle dans le monde des humains, le jeune homme avait l'impression de ne rien peser, comme ces astronautes sur la Lune qu'il regardait à la télé quand il était encore enfant. Il quitta sa chambre pour arriver dans un couloir sombre qu'il traversa, guidé par la lumière qui filtrait sous une porte tout au fond. Quand il y arriva, il frappa et attendit qu'une voix l'invitait à entrer. Il entra dans une pièce aux murs totalement blancs et extrêment froide. La chambre était totalement dépouillée à l'exception d'un bloc de glace au centre, à côté duquel était debout un homme coiffé d'une couronne rouillée - le Roi.

- Approche-toi, mon fils., dit-il.
Avant que le jeune homme eut le temps de parcourir la moitié, le Roi avait déjà accouru vers lui pour le prendre dans ses bras; l'étreinte dura longtemps, dans le silence ponctué par les pleurs de joie du Roi. Quand il s'en écarta, il le pris par la main et le mena vers le bloc de glace. Le jeune homme vit alors qu'une jeune femme en était prisonnière, une expression de surprise sur son visage. Elle ressemblait tant à sa mère qu'il crut d'abord que c'était elle.
- Ta soeur, répondit le Roi à la question avant qu'elle ne fut formulée. Elle est prisonnière de ce bloc depuis le jour tragique où je vous ai perdu ta mère et toi.
- Raconte-moi tout. Et aide-moi à redémarrer le temps.
- Je peux te raconter notre histoire; mais pour ce qui est du temps..., dit-il en tournant un regard chargé de larmes vers la jeune femme congelée.

Il entraîna son fils hors de la chambre blanche et le mena dans un petit salon aux murs décrépis. Ils s'assirent chacun sur un fauteuil aux couleurs vieilles. Ils se faisaient face. Le Roi dit alors:

- Quand je n'étais que jeune prince, j'étais aventurier et téméraire. Je faisais de nombreuses incursions dans le monde des hommes, sans jamais bien sûr enfreindre la loi suprême de notre pays: ne jamais se faire voir par les humains. En effet, l'existence de notre royaume n'est possible que dans la mesure où nous restons des rêves et des histoires pour les humains; si notre monde était révélé à l'autre, nous cesserions d'être des Chimères pour devenir une réalité, et nous ne pourions plus nous nourrir de pensées, sans pour autant pouvoir se nourrir comme des hommes; nous disparaîtrions bien vite. Un jour, il me prit l'envie de visiter ce qu'on appelait une ville dans le monde réel. J'attendis la nuit et m'aventurai dans une ville choisie au hasard. Cette découverte m'émerveilla tant que je pris l'habitude de me rendre à la ville; je passais des nuits entières à sauter de toit en toit, à regarder ce qui se passait derrière les fenêtres des habitations. C'est là que je vis ta mère pour la première fois. Elle dormait paisiblement et j'en tombai amoureux immédiatement. Je passai depuis toutes mes nuits à venir l'observer dans son sommeil. Un jour, n'y tenant plus, je l'enlevai en l'emmenai dans le Pays des Chimères Nocturnes. Quand elle se réveilla, une fois sa peur passée, nous passâmes deux années à nous aimer en secret, et de notre union nacquirent des jumeaux, ta soeur et toi. De part votre naissance princière, vous êtes venus au monde avec de puissants pouvoirs: tu peux ralentir ou arrêter le temps, alors que ta soeur peut le redémarrer ou l'accélerer. Hélas, mon père, qui était Roi à cette époque, commença à se demander pourquoi je refusais toutes les propositions de mariage qu'on me soumettait et pourquoi je m'absentais si souvent du Palais. Il me suivit la nuit tombée et quand il découvrit mon secret, il entra dans une colère noire. Il lâcha sur moi les soldats qui formaient son escorte. Je fus fait prisonnier. Avant d'avoir été attrapé, je réussis néanmoins à cacher mon épouse et mes enfants, en leur ayant indiqué l'endroit de la plus proche sortie vers le monde des hommes. Je fus jeté dans un cachot sans avoir vu ce qui arriva ensuite. On me raconta que tous trois vous étiez morts et je ne pus que le croire. Je restai prostré dans le plus sombre désespoir pendant des années. Un jour on me relacha: mon père venait de mourrir et je devais donc être proclamé roi. Je pris possession de ma fonction et celui qui fut chambellan de mon père vient un soir frapper à ma porte. Il ne supportait plus le poids du secret et voulut me révéler la vérité: ma fille n'était pas morte, elle avait été arrachée in extemis aux bras de votre mère alors qu'elle franchissait avec vous la porte du monde des humains et elle avait été emprisonnée d'un bloc de glace par un maléfice, condamnée à vivre et grandir à l'intérieur, consciente de l'immobilité, consciente du froid, consciente de la solitude. Il en fut ainsi car mon père n'a pas eu le coeur de supprimer celle qui était malgré tout sa petite-fille, tout en étant conscient que son existence même était un danger pour la stricte séparation des deux mondes et donc pour la perennité du monde des Chimères Nocturnes. Quant à ma femme et à toi, le chambellan m'apprit qu'il n'avait jamais su ce que vous étiez devenus, mais des rumeurs circulaient que mon fils ne pouvait être que vivant, étant donné qu'on avait découvert que la grave famine qui sévissait dans notre pays était due à un arrêt du temps dans le monde des hommes. Une expédition s'était mise à ta recherche et depuis je ne fais que t'attendre, tout en tenant compagnie à ta soeur.

Il fallut plusieurs minutes au jeune homme pour digérer tout ce qu'il venait d'apprendre: ses origines, l'histoire tragique de ses parents, l'existence d'une soeur.

- La seule personne à pouvoir faire repartir le temps est ta soeur, or elle est prisonnière. Il faudrait pouvoir la libérer, mais bien que j'aie tout tenté, elle est toujours sous ce maléfice.
- Existe-t-il seulement un moyen?
- Il en existe un, et tu es le seul à pouvoir le mettre en application.
- Lequel?
- De par votre jemellité, ta soeur et toi êtes les deux moitiés de la même âme. Il existe un état de conscience modifié où ces deux moitiés d'âme peuvent entrer en contact et former une synergie assez puissante pour briser cette glace. Mais sache que l'exercice est risqué: si vous échouez, ton âme peut rester à jamais prisonnière dans la glace, aux côtés de ta soeur.
- Je n'ai d'autre solution que d'essayer.

Il se rendit dans la chambre blanche auprès de sa soeur. Il la regarda, longtemps. Rien ne se passa. Il passa là des heures à tenter de toucher sa moitié d'âme, sans succès. Epuisé de ses efforts, il commençait à s'affaiblir et à sombrer dans le sommeil. Juste avant de s'endormir pour de bon, dans cet état si particulier entre la veille et le sommeil, il sentit une voix lui parler. Surpris, il tendit l'oreille et ressentit plus qu'il n'entendit que cette voix venait du cerceuil de glace. Dans cet état de torpeur il rencontra l'âme de sa soeur pour la première fois. Leurs âmes conversèrent longtemps; toute une vie qu'il ne soupçonnait pas jaillissait de cette interaction métaphysique. Ils se rappellèrent avoir été un jour une seule âme séparée en deux, ils se virent enfants se complétant, ils se souvinrent de notre déchirante séparation. Il vit une vie de glace défiler derrière ses paupières closes et elle vit derrière les siennes une vie d'errance dans un monde figé. Ils avaient vécu les mêmes souffrances dans deux destins parallèles. Un torrent de larmes inondait les joues du jeune homme, ses membres tremblaient. Une étreinte glaciale le sortit de cet état et il se réveilla tout à fait: il ouvrit les yeux pour constater qu'il était en train de serrer dans ses bras sa soeur pour la première fois. Quand elle leva sur lui un regard qui lui rappella à la fois sa mère et lui-même, il se sentit pour la première fois parmi les siens.
Main dans la main, ils allèrent trouvr leur père dans le salon usé où il faisait les cent pas pour conjurer son angoisse. Le bonheur d'avoir retrouvé ses deux enfants se submergea tout à fait et il lui fallut s'asseoir pour se resaisir et les contempler à sa guise. Après ces belles retrouvailles les jumeaux se hâtèrent dans le monde des hommes où il était encore 11:30. Il montra à sa soeur le monde dans lequel il évoluait. Ils se rendirent chez lui, auprès de la statue de leur mère. Elle était figée dans sa jeunesse, si bien qu'aujourd'hui elle semblait plus jeune que lui, son fils. Puis la soeur du jeune homme fit repartir le temps.
Ils rentrèrent tous trois dans le Pays des Chimères Nocturnes. Le Roi et son épouse retrouvée, devinrent, de mémoire de Chimère, les plus justes des monarques. Le prince et la princesse mirent leurs pouvoirs et leur condition particulière de mi-humains au service du royaume. Il devins un diseur d'histoires reconnu et elle devint une musicienne sans égale, car écrire des histoires, c'était arrêter le temps, et jouer de la musique, c'était faire défiler le temps.

vendredi 16 juillet 2010

La jeune fille sous le clair de Lune



D'aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours été mélancolique. Enfant, j'avais développé un goût pour la solitude qui ne m'avais jamais quitté en grandissant; les autres m'ennuyaient, et je m'en étais toujours senti si éloigné, si différent. L'art avait été, au long de mon existence, le seul remède contre mon mal: il n'y a guère que lorsque je peignais que je me voyais clairement, il n'y a guère que lorsque j'écrivais que je me comprenais moi-même, il n'y a guère que lorsque je jouais de mon violon que je savais véritablement parler à voix haute. En dehors de ces ilots de survie, rien ni personne ne me rattachait ici. Je n'avais jamais aimé, et si j'avais été aimé, je n'en avais jamais rien su.

Au cours de mes après-midi longues et vides, j'avais pour habitude de me rendre aux différents musées de ma ville, d'y flâner, de me plonger dans les oeuvres de ceux qui comme moi vivaient avec le mal de vivre en eux. Parfois, un tableau m'inspirait et je passais des heures à le reproduire dans mon cahier de croquis. Un jour, un tableau changea ma destinée.

Ce tableau venait d'être exposé au musée. Je n'avais jamais entendu parler de l'artiste auquel on devait cette oeuvre. Le hasard avait fait que je me trouvais au musée ce jour-là. La foule qui se pressait devant ce tableau attisa ma curiosité et je voulus voir l'objet de cette agitation. Je me frayai avec grande difficulté un passage vers la toile, tant le groupe des curieux et des admirateurs était dense.

Quand j'arrivai enfin devant le tableau, je pus enfin lever les yeux sur lui et le voir pour la première fois. Je n'avais jamais rien vu de plus beau de toute mon existence. Devant moi, je vis une paisible clairière plongée dans la douce lumière d'un clair de Lune. Au milieu de cette clairière bordée de grands conifères, il y avait une petite étendue d'eau, comme un petit étang. Le croissant de Lune se reflétait sur la surface lisse et sans défaut de l'eau. Autour de la petite marre, les herbes folles formaient un tapis foisonnant, sur lequel il devait être si doux et confortable de s'endormir. Au bord de l'étang était penchée une jeune fille. Elle était entièrement nue et ses vêtement trainaient en petit tas négligé derrière elle. A genoux, le mains enfoncées dans l'herbe tout au bord de la marre, elle regardait son reflet dans l'eau. De son reflet ou de celui de la Lune, je ne saurais dire lequel illuminait le plus intensément la scène. La peau brune de la jeune fille, ses longs cheveux noirs et lisses laissés en liberté sur ses épaules et son dos, ses courbes sinueuses, ses membres délicats, son visage aux traits fins et parfaits à l'expression mélancolique et grave, tout dans cet être m'émut si fort, que j'en eus le souffle coupé. Sans que je puisse les retenir, de délicieuses larmes inondèrent mes joues. Je fermai les yeux pour mieux savourer le frisson voluptueux qui remontait ma colonne vertébrale.

Quand je les rouvris, il me fallut quelques secondes pour m'habituer à l'obscurité. Désorienté, je ne comprenais pas pour quelle raison tout autour de moi était si subitement sombre et silencieux. Quand je pus enfin voir distinctement ce qui m'entourai, je fus totalement stupéfait de reconnaître le décor du tableau que je contemplais. A ceci près que je ne regardais plus une toile, mais que j'évoluais dans la réalité qu'elle représentait. Je n'en croyais pas mes yeux, mais quel que fût l'effort que je fis pour me persuader que je devais être victime d'une hallucination ou d'un rêve éveillé, je ne pus totalement me convaincre de ces explications raisonnables, tant le réalisme de ce qui m'entourais était saisissant. Je ne pouvais qu'admettre que je me trouvais réellement dans ce décor.

Lorsque je fus remis à peu près de ce choc, une idée s'imposa à moi: la jeune fille devait être ici pas loin de moi! Je la cherchai du regard et la trouvai là où je m'attendais à la voir: au bord de l'eau, contemplant son reflet. Je m'approchai doucement d'elle pour m'arrêter à moins d'un mètre derrière elle et retins mon souffle alors que je contemplais son dos doucement caressé par la Lune. A cette distance, je me rendis compte qu'elle était en réalité en train de pleurer, doucement. Je ne sus que faire. Je sentis bien qu'elle ne s'était pas rendue compte de ma présence, et je restai là figé quelques instants à me demander comment m'approcher d'elle, comment lui adresser la parole, que faire pour la consoler. Au bout de quelques larmes, je l'entendis retenir son souffle, je la vis tourner la tête vers moi et me regarder, et je pus admirer le plus parfait des visages alors qu'une expression de stupéfaction et de colère s'y peignit. La jeune fille se jeta sur sa pile de vêtements, les serra contre elle, bondit sur ses pieds et courût disparaître derrière les arbres. Je courus derrière elle, mais elle connaissait visiblement bien la forêt car bien vite elle me distança. Quand je elle quitta totalement mon champ de vision, je n'eus d'autre choix que de rebrousser chemin jusqu'à l'étang. Je m'assis là où la jeune fille était agenouillée il y a peu de temps et me perdis dans mes pensées. Je savais que dans ce monde que je ne connaissais pas, rester près de l'étang représentait ma meilleure chance de la revoir. Car je désirais tant la revoir! Le bref instant pendant lequel son regard avait croisé le mien m'avait donné une certitude qui me suivrait pour le reste de mes jours: je l'aimais. Je l'aimais ardemment, passionnément. Elle s'était emparée de mon âme en un battement de cils, et je ne connaîtrais le repos qu'à condition de la retrouver.

Je ne sais pourquoi, je me mis à genoux et me penchai sur l'eau, exactement à la même façon de la jeune fille. Je scrutai un long moment mon reflet: mes cheveux châtain clair formaient des boucles folles sur ma tête, alors qu'une barbe de trois jours ombrageait les joues de mon visage olivâtre, alors que mes yeux noirs brillaient d'une drôle d'émotion. Je vis alors qu'au fond de l'étang, au même endroit que mon reflet, luisait quelque chose; il émanait de cet objet une faible et apaisante lumière bleue. Je n'arrivai pas à déterminer ce que cela pouvait bien être, mais je compris immédiatement que cette chose était la raison des pleurs de la jeune fille. Je tendis la main, mais alors qu'elle entra en contact avec la surface de l'eau, je fus surpris de ne pas pouvoir l'enfoncer, comme si l'étang était recouvert d'un plafond de verre.

Je ne sais combien d'heures je restai assis ainsi; assez longtemps pour que le soleil se lève. A la lumière du jour, la lueur bleue de l'objet était trop ténue pour être visible. Fatigué, je m'enfonçai dans l'ombre des arbres en lisière de la clairière et m'endormis vite. Mon sommeil fût long, reposant et si profond qu'aucun rêve ne le perturba. A mon réveil, il faisait à nouveau nuit. J'étirai mes membres endoloris et me levai. Lentement, je me dirigeai vers la clairière, mais m'arrêtai avant de l'atteindre pour l'observer. Là je vis la jeune fille, dans la même attitude que la veille. Cette fois-ci, je ne commis pas la même erreur et restai caché derrière un arbre pour la contempler. Quelles heures aussi délicieuses que douloureuses je passai ainsi à la fois si loin et si proche de l'objet de mon amour!

Pendant plusieurs semaines, tout continua ainsi. La journée je dormais et m'occupais de mes besoins vitaux, et la nuit j'observais à la dérobée la jeune fille. Elle arrivait toujours tard quand l'obscurité se faisait dense, et je passais les quelques heures nocturne avant son arrivée à tenter de briser la surface solide de l'étang, sans jamais parvenir à ne serait-ce qu'égratigner le plafond de verre. Je désirais libérer l'objet pour pouvoir le présenter à la jeune fille et ainsi gagner sa confiance, mais hélas j'étais désormais bien à court d'idées. Un soir, las d'essayer et d'échouer, je m'assis au bord de l'étang et sortis de ma poche la flûte que j'avais faite de mes mains dans la journée. Cette longue période sans mon violon m'avait laissé nostalgique de la musique, et bien que je n'eus jamais joué de la flûte, j'en avais confectionné une, car c'était là le seul instrument dont la construction ne me sembla pas trop compliquée. Je commençai à jouer de ma flûte, de manière très imparfaite. Au fil des minutes je pris mes marques et les notes se firent moins dissonantes. Quand je sus à peu près me servir de mon instrument, je tentai laborieusement de jouer une mélodie que j'avais composée il y a longtemps pour mon violon, adaptée à ma nouvelle flûte. Après plusieurs répétitions, j'obtins quelque chose d'à peu près harmonieux. Là, un phénomène étrange se produisit: la surface de l'étang trembla, comme sous l'effet d'une petite vague. Je rejouai mon morceau, et la surface ondula à nouveau. Je fermai les yeux, pris mon souffle, m'investis dans mes notes et me laissai aller à ma mélodie, la ressentant en moi, la faisant vibrer dans ma chair, lui ouvrit toutes les vannes de mon esprit. Quand j'eus fini, j'ouvris les yeux, posai ma flûte, me pencha sur la surface maintenant mouvementée de l'étang, plongeai la main puis le bras dans l'eau et ramassai l'objet luisant. C'était un coeur. Un coeur gros comme le poing et brillant comme une étoile bleue.

J'attendis la jeune fille le coeur entre les mains. Quand elle arriva, elle commença par un mouvement de recul en me découvrant auprès de l'étang, mais l'éclat de l'objet la retint. Une expression d'émerveillement se dessina sur ses traits alors qu'elle s'approcha de moi. Petit à petit elle se défit de chacun de ses vêtements, et quand elle arriva à deux pas de moi, nue, elle s'arrêta. Elle tendit les deux mains, un sourire extatique aux lèvres, et j'y déposai le coeur bleu. Elle s'en saisit, et le serra contre sa poitrine. Là, le coeur se mit à s'enfoncer dans sa chair et il disparût bientôt sous sa peau. Elle leva les yeux vers moi, parcourut la distance qui nous séparait, se mit sur la pointe des pieds et m'embrassa. D'une voix enchanteresse elle me dit:

- Vous m'avez libéré du maléfice qui m'a été jeté il y a bien des années de cela: j'étais condamnée à regarder tous les soirs mon coeur sans jamais pouvoir l'atteindre. Je n'aurais jamais cru qu'il fallait qu'un autre vienne libérer mon coeur pour que je puisse le retrouver.

Je la serrai contre moi, et passai le reste de la nuit et les années qui suivirent à l'aimer.
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Au bout de quelques années, la jeune fille qui était devenue mon épouse me donna une fille, aussi belle qu'elle. J'aimais tendrement ma femme et ma fille, et dans ce monde qui n'était pas le mien, je ne vivais que pour elles deux. Je nous avais construit une maison dans la clairière, et nous vivions modestement mais heureux. Avec les éléments de la forêt, nous avions de quoi nous nourrir et nous vêtir. Je me perfectionnai à la flûte et tous les soirs avant de se coucher, je jouais aux deux femmes de ma vie les airs qu'elles m'inspiraient. J'acquis également un savoir-faire dans divers autres arts, en particulier la joaillerie. Les matériaux pour la construction de bijoux ne manquaient pas dans la forêt. Certains des métaux et des pierres étaient inconnus du monde dans lequel je vivais. Je couvrais ma femme et ma fille de bijoux magnifiques qui faisaient d'elles les princesses de notre forêt. Un soir, après que notre fille se fût endormie, je me mis aux pieds de mon épouse et nouai à sa cheville une chaîne lourde des multitudes de pierres précieuses bleues comme la nuit que j'avais passé des semaines à sculpter. L'objet rehaussait la beauté incommensurable de mon épouse. Le bijou lui plût tellement qu'à partir de ce jour, elle ne portait que lui. Les nuits que nous passions, où elle était nue à l'exception de la chaîne qui habillait sa cheville me rendaient fou, une folie douce et ardente, une folie à chaque instant renouvelée.

Alors qu'elle grandit, ma fille qui devint une magnifique adolescente me demanda de lui enseigner à jouer de la flûte. Je lui transmis mon art du mieux que je pus. Elle se montra excellente élève et bientôt elle me dépassa dans la virtuosité de ses compositions. Elle passait des heures et des heures à jouer au bord de l'étang, et souvent elle ne dormait pas de la nuit.

Un soir, le sommeil me fuit et après un baiser sur les lèvres de ma femme endormie, je sortis sur le pas de notre maison. De là, je vis au loin ma fille au bord de l'étang, jouant de la flûte. A ma grande surprise je me rendis alors compte qu'elle n'était pas seule: elle jouait pour une autre silhouette, assise à ses côtés. Je plissai les yeux pour distinguer le visage de l'inconnu, et je vis un jeune homme de l'âge de ma jeune fille. Je me sentis inquiet et les surveillai toute la nuit ainsi que les suivantes, sans jamais rien en dire à ma femme. Rien de notable se passa et je commençai à me dire que je devrais baisser la garde, que je m'en faisais pour rien, que ce jeune homme, visiblement l'amoureux de ma fille, ne représentait aucun danger. J'étais sur le point d'abandonner ma surveillance.

Cependant, un soir une catastrophe se produisit. Alors que ma fille jouait pour l'inconnu, celui-ci se jeta sur elle, plaqua sa main contre sa bouche pour étouffer son cri, plongea sa main dans sa poitrine et lui retira son coeur, un coeur luisant d'une douce lumière verte. Il jeta ensuite le coeur dans l'étang et partit en courant, laissant ma fille là, endormie d'un sommeil profond. J'accourai vers ma fille, mais le temps que j'arrive l'étang était redevenu rigide à la surface. Je pris la flûte et en jouai, mais rien ne se produisit. Je portai ma fille endormie dans notre maison, réveillai ma femme et lui racontai la tragédie. Jamais ma femme ne s'était mise en colère contre moi, mais ce soir là, toute la colère d'une mère fût projetée sur moi. Elle ne comprenait pas comment j'avais pu lui cacher pendant autant de temps ce qui se tramait, car elle, elle aurait bien su reconnaître les événements avant-coureurs qui lui étaient déjà arrivés il y a quelques années. Maintenant, plus rien n'était possible sauf attendre qu'un autre vienne délivrer le coeur de notre fille. Tant que mon épouse resterait en vie, notre fille dormirait profondément pendant que sa mère surveillerait le coeur dans l'étang. Notre fille ne se réveillerait que quand mon épouse s'éteindra, fatiguée et lasse de cette attente, pour prendre le relais. Il n'y avait plus de place pour l'homme que j'étais dans cette nouvelle vie qui ressemblait à une mort pour mes deux amours. Mon bonheur avait été intense, mais il n'avait été que provisoire. Lorsque je le compris, les larmes envahirent mes joues, je fermai les yeux alors que le désespoir me prit au ventre.

Je rouvris les yeux sur une violente lumière et un impressionnant bruit. J'étais éblouis et je mis ma main devant mes yeux. Quand je m'habituai à la luminosité, je retirai la main pour me retrouver là, dans le musée, entouré d'une horde de curieux qui se pressaient pour voir le tableau de la jeune fille sous le clair de Lune. Hébété, je tournai la tête à gauche, à droite, mais ne pus retrouver un peu de calme que quand je ramenai mon regard sur le tableau. La jeune fille agenouillée au bord était là, inchangée, si ce n'est qu'à sa cheville brillait un bijou orné de pierres bleues comme la nuit.

samedi 3 juillet 2010

L'assassin littéraire

Dans la cacophonie de mes souffrances, une voix martèle mon crâne plus fort que les autres. Une voix aïgue, persifflante, acide. Elle me harcèle! Elle m'arrache cruellement au sommeil en emplissant la nuit de ses rires glaçants. Elle se met entre moi et le reste du monde. Elle pousse l'horreur jusqu'à m'interdire de mettre fin à mes jours. Et je n'ai d'autre choix que de lui obéir... car je ne suis rien d'autre que se marionnette...

Que me conte cette voix? Elle me montre, elle me montre tout de moi-même, elle me révèle comme je suis réellement. Elle ne m'épargne aucun détail de ma laide nature. Plus la voix a bourdonné, plus je me suis enfoncée dans la solitude. Qu'ai-je appris de la solitude? Que nous ne sommes rien d'autre qu'une somme de névroses patiemment collectées sur l'ensemble d'une vie. Où que je regarde: une blessure, un secret, une déception. Le temps n'a fait de moi qu'un attrape-rêves: je tisse dans ma toile les rêves du passé, inaccessibles au présent, mes perversions du futur. Pétrie de honte et d'égoïsme sans cesse contrarié. Un roi sans royaume, un paria sans exil. Laide.

Je ne pleure pas... mes larmes sont tout aussi insignifiantes que moi, elle n'ont pas plus le pouvoir de changer le cours des choses que de me laver. Je pleure... ce n'est que de l'eau de mer qui suinte d'un tas de boue.

L'homme n'est pas doté par la Nature de la capacité à supporter ce qu'il est réellement. Au cours de l'éveil de la conscience, une incroyable stratégie d'évitement se met en place: il apprend à ne se regarder qu'au travers des yeux des autres, et donc à ne percevoir que sa propre surface. Il s'ignore, il peut ainsi être heureux. Ce mécanisme n'a jamais existé chez moi. Aussi loin que je me souvienne, cette voix m'a tourmentée, a mangé mon repos, m'a refusé la douceur de l'ignorance.

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Une froide nuit, la voix s'est mise à me parler des autres. Elle m'a conté leurs noirs secrets, leurs vices, les choses honteuses dont ils s'étaient rendus coupables. Le monde n'est devenu rien d'autre qu'une multitude d'âmes aussi laides que la mienne. Elle récitait la liste des crimes comme une ancestrale litanie; exercice auquel elle prenait un plaisir évident. L'atroce se mêlait à l'indicible et à l'inimaginable; les mobiles étaient inavouables et souvent presque inconscients. Il m'a semblé que cette nuit j'ai compris l'essence de la seule des choses terrestres que j'aie jamais comprise: le renouvellement continu des maux est le seul propre de l'Homme.

Le matin se leva me trouvant au bord de la rupture nerveuse, en proie à de déchirantes angoisses. Les bruits de l'extérieur, les bruits de la vie urbaine, les bruits des gens qui se parlaient, sonnèrent à mes oreilles comme la plus terrifiante des menaces. Ma fenêtre était une mince frontière de verre qui ne me protégeait guère des êtres immondes qui s'affairaient à conspirer entre eux et contre eux-mêmes. Je ne transposais que trop bien les activités ordinaires qui se jouaient dans les rues et dans les maisons avec les vérités nauséabondes révélées par la voix, seule fidèle compagne de mes nuits. Les heures les plus sombres de ma vie furent celles qui constituèrent cette journée.

A la tombée du jour, j'avais déjà rendu au monde toutes mes larmes. Il ne me restait qu'une pluie de gouttes d'encre à verser, à défaut de sang, le leur ou le mien propre. Si j'avais su tuer, je l'aurais certainement fait; en lieu et place, j'ai dû me contenter d'un génocide littéraire.

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J'étais devenu un assasin littéraire. Dans les faits, je crucifiais sur papier ceux dont l'existence m'était par trop insupportable. J'imaginais dans les moindres détails leur agonie, je déroulais dans la succession des paragraphes leur procès, je me vengeais de leur ignominie par mes mots coupants. Ces morts fictionnelles étaient en grande partie une réalisation fantasmagorique du suicide qui me fût toujours interdit. La mort littéraire de tous ces autres n'a rien été d'autre qu'un album illustré des fins dont je suis privée. La voix qui martèle mon esprit prenait autant de plaisir que moi à cet exercice, et elle passait mes nuits à parler encore et encore de tous ceux qui sont coupables de la noirceur du monde. Elle me livrait les détails les plus sordides sur mes futures victimes littéraires, et mes écrits l'emplissaient d'une joie sadique... que j'accueillais comme un répit dans l'enfer de mes jours, car ils représentaient les seuls moments où cette voix parlait dans ma tête sans causer l'immense douleur habituelle.

Depuis que la laide vérité des autres envahit mon esprit, je suis incapable de sortir. Il me faut pourtant me procurer nourriture, matériel pour écrire et autres marchandises utiles. Le moyen le plus confortable de m'accomoder de cette réalité du quotidien est de me faire livrer une fois par semaine ce dont j'ai besoin et de régler mes paiements par internet; internet qui me permet également de vivre, puisque recluse dans mon refuge, mon seul moyen de revenu fût de vendre mes meurtres littéraires à un périodique électronique qui les publie à la sorte d'un roman à feuilletons.

Lorsque mes commandes arrivent, à jour fixe, à heure fixe (lundi à neuf heures), je laisse la porte entreouverte, me réfugie dans ma chambre aux volets fermés et attends que le livreur entre, dépose mes courses et reparte. Pendant ces courtes minutes, la douleur et la terreur m'envahissent. La voix de mon esprit crie si fort que j'ai l'impression que mes tympans vont exploser; les filets de sueur qui roulent de mes tempes à mon menton tracent des sillons de feu sur ma peau; je sens mes yeux révulsés sur le point de se déloger de mes orbites. Ce jeune homme, toujours le même, qui livre mes courses est particulièrement plein de sombres secrets. A moins de vingt ans, il recèle en lui une somme de crimes que peu arrivent à collecter en toute une vie. Sa passion morbide pour le feu le ronge et le pousse à des actes sordides dont la satisfaction représente la seule émotion jouissive qu'il sache ressentir. Il a commencé enfant à brûler vivants des animaux sur lesquels il versait de l'alcool à brûler avant de les enflammer. Il met habilement en place des situations où il peut infliger des brûlures aux personnes qui l'entourent en feignant des circonstances accidentelles. Au cours des années, il s'est tant perfectionné dans son art incendiaire (c'est ainsi qu'il s'en réfère à lui-même, d'après la voix de ma tête), qu'il s'est lui-même défié d'accomplir des actes de plus en plus complexes sous formes d'incendies criminels si bien camouflés en accidents que les experts en sinistres qui les examinent après coup n'y ont vu que du feu. Il a ainsi incendié des immeubles, des bois, des voitures et tant d'autres choses... Ce matin, quand le jeune homme est entré, l'assourdissant chaos dans ma tête a résonné encore plus fort. La voix a exulté. Elle m'a parlé du livreur avec encore plus de verve, de débit, de noire satisfaction, d'empressement. C'est ainsi que j'ai appris qu'il avait passé la nuit à réaliser enfin la situation sur laquelle tous ses fantasmes pyromanes convergeaient: il a brûlée vive une femme qu'il a kidnappée et enfermée dans le vieil abri nucléaire d'un immeuble à l'abandon, pour la placer, solidement attachée sur un bûcher. Les heures voluptueuses qu'il a passé à écouter ses cris et sa chair rôtir flottent encore dans son esprit alors qu'il s'affaire à déposer mes marchandises.

Ce jeune livreur est l'une des premières personnes que j'ai assassiné littérairement; mais aujourd'hui, dès son départ, il sera ma première victime à mourir une seconde fois dans un récit qui prendra le précédent obsolète, dans lequel il souffrira infiniment plus. Dès son départ, dès que je pourrai me remettre à écrire, il mourra fictionnellement par le feu. Le locataire de mon esprit s'en délecte d'avance.

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Aujourd'hui, lundi à neuf heures, comme toutes les semaines, mes marchandisent arrivent. Comme toutes les semaines, je me réfugie d'avance dans ma chambre. Quand le livreur arrive, j'en suis à cette triste routine quand je sens la voix me pousser à regarder par l'entrebaillement de la porte. Le jeune homme qui livre habituellement mes courses n'est pas là. En lieu et place, je vois un homme entre deux âges, aux yeux à la cornée jaune, au nez rouge légèrement violacé, au teint malade. Il dépose le paquet par terre près d'un guéridon et se retourne pour ressortir de l'appartement. Alors qu'il est sur le pas de la porte je l'interpelle. Ma voix sonne comme un drôle de croassement à mes propres oreilles, moi qui ne me suis pas exprimée à voix hautes et n'ai communiqué avec personne depuis plusieurs mois. Je lui demande ce qui est arrivé au jeune homme qui livre habituellement. Il regarde autour de lui pour voir d'où vient la voix et m'apperçoit derrière la porte entreouverte de ma chambre.

-Madame, vous ne savez pas, avec tous ces journaux télévisés qui en parlent? Il est mort il y a trois jours, on l'a retrouvé dans une cave attaché, le corps entièrement carbonisé. Il a du souffrir, pauvre jeune homme. Vous pensez, un si jeune garçon, vivant, drôle, qui n'a jamais fait de mal à une mouche! On a tous été bouleversés au magasin!

Il est mort de la mort que je lui avait écrite.

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Maintenant que je sais que j'ai le pouvoir de tuer par ma plume, j'ai entre les mains le moyens de commettre un génocide. J'ai les moyens d'envoyer les pires ou les meilleurs d'entre nous dans les limbes sur quelques paragraphes. Ma fidèle complice, la voix dans mon esprit, a toujours su que j'en arriverais là. Elle a tout orchestré. Elle me veut la réalisatrice des idées mauvaises qu'elle m'inspire. Je ne me sens pas flouée, c'est un destin largement jouissif qui s'offre à moi. Une toute-puissance excitante. Combien d'auteurs ont rêvé que leur plume puisse leur conférer un pouvoir factuel?

Mais j'ai décidé de suivre une autre voie que celle de tueur en série littéraire: la voix peut m'interdire de me suicider par de nombreux moyens, mais elle n'est pas en mesure de m'empêcher d'écrire ma propore mort.
Je serai ma dernière victime littéraire.