mardi 6 décembre 2011

Ecriture libre

Je ne sais pas si tu seras là au bout de la phrase. Et même si tu y étais, je ne sais pas si tu comprendrais que j'écris pour toi, si tu te reconnaîtrais. Ma demi-pudeur masque les noms, transfigure les détails trop identifiables... ma demi-exubérance (l'exubérance est-elle l'antonyme de la pudeur? Je ne crois pas, mais je ne trouve pas d'autre mot) me force somme toute à donner à la Toile au compte-gouttes des morceaux de nous.

Ce que j'écris fait à peine sens. Pas étonnant, puisque j'écris sans même regarder mon écran, ni même mes doigts en mouvement souple sur le clavier. Il y a une série policière à la télé, et je peine à suivre l'intrigue, mais en gros, elle me sert de point focal. De temps à autre, je reporte mon attention sur le texte et je corrige les fautes de frappe; je ne touche pas au sens ni au choix des mots. Je laisse courir les pensées; elles ont sûrement quelque chose à me dire. Pour le moment, elles vont et viennent de et vers toi. 

Je peux m'obliger à reporter ma concentration sur autre chose que toi pendant quelques heures, et même pendant quelques jours; par contre je ne sais rien écrire dont tu ne sois pas l'inspiration première. Etonnant, non? Comme si à l'intérieur de moi, il n'existait rien de consistant à part toi. Mais avant toi alors? J'écrivais pourtant déjà. J'écrivais quoi? Je ne me souviens même plus. Pas que ce soit particulièrement mauvais ou faux... c'est juste que dans mes jeunes années, je n'avais même pas conscience d'écrire pour de vrai, alors je m'en débarrassais bien vite, de mes paragraphes gribouillés. Comme si en plus de capter toute ma capacité de création au moment de notre rencontre, tu m'avais révélé la première règle de l'écrivain: écrire, c'est sérieux. Même quand c'est un jeu, c'est sérieux. 

Maintenant, c'est l'inverse: je garde les traces de mes écrits de manière obsessive. Ne rien perdre, ne rien oublier. Oublier, c'est tromper. 

Voilà, "ce qui devait arriver arriva", selon la formule consacrée: j'ai été brutalement ramenée à mon écran, je suis sortie de cet état de relaxation, de laisser-aller dans lequel j'ai commencé ce texte. J'ai rompu l'élan. Dès lors que ce ne sont plus les idées libres qui guident mes doigts mais que je suis consciemment en tain de choisir mes mots, je n'"écris" plus. Je ne réagis plus à l'inspiration méta-consciente mais à l'angoisse très conscience d'écrire "bien" ou "mal". Je me demande comment "finir" le texte pour que cela ressemble à quelque chose de cohérent. Le simple fait de me poser la question m'enlève tout plaisir de continuer.

Je m'arrête ici, jusqu'à la prochaine divagation.


dimanche 4 décembre 2011

Le crime de ma mémoire


Ma mémoire moribonde gît dans la poussière
Ses murmures me parviennent à peine
Elle m'exhorte: ne m'ignore pas, ne t'oublie pas.
Elle me fixe du regard accusateur des innombrables générations qui me précèdent.

Je voudrais me souvenir.
Je ne me souviens pas, ou mal.
Je sais à peine mon nom, mais je le tais.
On m'a appris à être honteuse la tête haute,
A croire aux mystifications plus qu'à mes interrogations.

On m'a appris que j'étais romaine, phénicienne, orientale ou vandale
et j'ai aquiescé, j'ai nié mon africanité
Je l'ai pietinée et regardé les autres la maltraiter
Au point d'être devenue complice
du crime de ma mémoire

J'ai laissé s'ouvrir un abîme sous mes pieds,
J'ai laissé mes légendes sombrer
J'ai perdu mes rêves de grandeur
Je les ai remplacé par la sagesse du vaincu.

Cela ne me suffit plus.

Aujourd'hui, j'ai décidé d'arrêter d'être l'autre
De retourner en arrière pour faire marche avant
De faire revivre mes ancêtres, de lever haut leur étendard.
Et tant pis si je marche seule sur le chemin escarpé de mon histoire
Tant pis si tu ne comprends pas la reconquête de ma mémoire
Tant pis si je change, si je ne suis plus la docile affranchie de tes souvenirs

Je me redresse, ma voix porte et se conjugue à celle de Dihya la berbere
Mon front aux couleurs noires de Kemet la terre-mère
Mes poings serrés à hauteur de ma colère

Non, je ne serais plus complice
du crime de ma mémoire

dimanche 16 octobre 2011

Le vétéran égyptien

Samir, il n'a plus que la peau sur les os. Avec sa longue silhouette recourbée et sa gestuelle gauche, il a un air étrange d'adolescent dégingandé, malgré les rides profondes et les cheveux gris. Et il a toujours eu ce regard, mélancolique et lointain.

D'aussi loin que ma mémoire remonte, je n'ai jamais vu Samir sans une cigarette aux lèvres; même sur les photos, comme celle où il me porte sur ses genoux alors que je ne suis encore qu'un bébé ou cette autre en noir et blanc avec une bande de copains à un mariage. Mon père ironise souvent sur son vieil ami en disant que le tabac et le café suffisent à sa survie. Moi je pense que ce que Samir doit se dire parfois, c'est plutôt qu'ils ne suffisent pas à sa mort. S'imagine-t-il s'envoler avec les volutes de fumée?

Plus âgé de quelques années que mon père, il n'a par contre quitté son Egypte natale qu'à peu près en même temps que lui. Alors que pour la plupart des immigrés de cette époque l'exil était une nécessité économique, Samir, lui, a surtout fuit un enfer mental dont il n'arrivait pas à se détacher. Soldat vétéran, il était resté hanté par les sévices qu'il avait subi lorsqu'il fut fait prisonnier de guerre par l'armée israélienne au cours de la Guerre des Six Jours. Et bien qu'après avoir été relâché, il revint à la vie civile et se maria, rien ne réussit à effacer le souvenir des tortures dans le désert du Sinaï. Malheureusement, traverser la Méditerranée n'avait servi à rien, son mal-être l'avait suivi.

Aujourd'hui, à Genève, Samir continue cette demi-vie de damné. Reclus dans son minuscule deux pièces la plupart du temps, il enchaîne les cigarettes et les tasses de café, parfois aussi quelques joints, en regardant Al-Jazeera ou Al-Arabiya. Il regarde ce monde arabe qu'il sent aussi usé que lui et il macère dans son amertume des illusions perdues, des idéaux de jeune soldat jamais réalisés.

Il ne répond presque jamais à son téléphone et parfois on se demande où il est, avant de tomber par hasard sur lui au coin d'une rue. Il n'a jamais réussi à garder un emploi ou à ordonner sa vie, et quand, comme toujours, il est en retard à un rendez-vous, ses amis l'excusent en disant "C'est comme ça qu'il est, c'est Samir... tu te souviens, il n'était pas comme ça, avant".

A une seule occasion nous avons vu le Samir d'autrefois refaire surface. C'était en janvier 2011. Les premiers évènements  du Printemps Arabe avaient eu lieu en Tunisie et l'agitation commençait à se propager à l'Egypte. Samir prit le premier avion pour le Caire, et il fut l'un des premiers à tenir le pavé sur la place Tahrir. Dix-huit jours de révolte, non seulement contre cette Egypte post-coloniale qui l'avait trompé, mais aussi contre son propre destin, contre ses propre douleurs, contre sa propre mémoire. Exalté et heureux d'avoir enfin de nouveau à confronter des uniformes, des balles et des coups; étrange vieil homme qui avait le courage de braver la mort, mais pas d'affronter la vie.

Puis après le temps de la révolte, vint le temps de la politique, du retour à la vie normale, des affaires courantes à gérer. Pour Samir, tout retomba dans l'état morne qui avait été son quotidien durant les 40 dernières années. Encore une de ces batailles qu'il ne savait pas livrer.

lundi 26 septembre 2011

Conte berbère tunisien traditionnel - La vieille dame et le Prophète


Ce conte nous a été raconté par ma tante lorsque nous étions enfants. Cela fait plusieurs années que ma tante est décedée (Allah ait son âme), mais je n'ai jamais oublié le conte. Je n'ai jamais entendu personne d'autre le conter, et j'ai donc eu peur qu'il tombe dans l'oubli - d'où l'idée de le transcrire (ici en français). J'encourage tous les Nord Africains à transcrire au mieux les contes traditionnels de nos régions, que ce soit en berbère, en arabe ou en une autre langue, nos belles histoires gagnent à être lues par le plus grand nombre.
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La vieille dame et le Prophète
conte tunisien de la région de Bizerte,
raconté par Fatma Zaroui et transcrit par Ines El-Shikh

Il était une fois une vieille femme qui vivait seule dans une vieille maison sur une colline près de la mer. Dans le village voisin, peu connaissaient encore son vrai nom, car tous l'appelaient Jeda (grand-mère) quand elle venait vendre les oeufs de ses poules et le lait de sa vache, et avec l'argent gagné faire ses courses.

La vieille femme était une femme simple mais bonne et pieuse. Elle n'avait pas reçu d'instruction et on ne lui avait jamais appris à prier, alors elle priait toujours de la même façon, depuis toujours: elle levait les mains au ciel et elle disait:

Un panier descend, un panier monte
Le Seigneur nourrit Ses créatures et elles le prient.

Un jour, alors qu'elle était descendue de sa colline vers la mer pour ramasser les palourdes accrochées aux rochers pour son dîner, elle vit sur la plage une embarcation brisée échouée et un homme inanimé près d'elle. Elle courut vers l'étranger et vit qu'il respirait encore. Rassemblant alors toutes ses forces, elle hissa l'homme sur son dos et monta la lentement colline, au prix d'un effort surhumain. Elle l'installa confortablement chez elle et le couvrit de plusieurs peaux de moutons et alluma le feu pour réchauffer l'air et cuisiner une bonne soupe.

Plusieurs heures passèrent et l'homme se réveilla. Elle lui apporta un bol de soupe chaude qu'il avala avec appétit. Il la remercia alors de lui avoir sauvé la vie. Il lui demanda si elle pouvait l'héberger pendant un mois, car c'était le temps qui lui serait nécessaire pour réparer sa barque et reprendre le large. Elle acquiesça.

- Qui êtes-vous et jusque où voyagez-vous? , lui demanda-t-elle.
- Je suis le Prophète, répondit-il. Je ne sais quelle est la destination de mon voyage, je sais seulement que c'est Dieu qui m'a ordonné de partir en mer.

La vieille dame resta sans voix. Le Prophète chez elle! Quel honneur! Très vite elle eût honte de recevoir aussi chichement l'Envoyé de Dieu et se leva aiguiser un couteau pour égorger sa vache afin de pouvoir lui offrir un repas de qualité. Le Prophète insista pour qu'elle n'en fasse rien. Néanmoins, il fût très touché par la générosité et l'hospitalité de la vieille dame et il voulu la remercier sans savoir comment. Il lui demanda alors quelle était la chose qu'elle désirait le plus, afin de pouvoir intercéder pour elle auprès de Dieu Lui-même:

- Ô Envoyé de Dieu, pouvez-vous m'apprendre la façon correcte de prier?
- Bien entendu, je vous montrerai comment je prie et vous suivrez mon exemple.

Pendant un mois entier, le Prophète et la vieille dame prièrent ensemble plusieurs fois par jour. Il lui montra et re-montra les gestes et les paroles, jusqu'à ce qu'elle les connaisse parfaitement par coeur. Au bout d'un mois, le Prophète avait fini de réparer sa barque et il voulu reprendre la mer. La vieille femme lui prépara un panier de provisions et l'accompagna sur la plage. Il poussa son embarcation dans l'eau et monta à son bord. Alors que les vagues l'emportaient au large, la vielle dame voulut faire une prière pour demander à Dieu de le protéger des dangers de la mer, mais elle se rendit compte qu'elle avait complètement oublié ses enseignements sur la prière!

- Envoyé de Dieu!, lui cria-t-elle. J'ai oublié comment prier!
- Ce n'est pas grave!, lui répondit-il en criant par delà les vagues, alors qu'il disparaissait à l'horizon. Priez comme vous en avez l'habitude et Dieu vous écoutera!

Et jusqu'à la fin de ses jours la vieille dame continua à prier comme elle en avait l'habitude, car elle savait que même si ses mots étaient simples, le Seigneur voyait à l'intérieur de son coeur l'immensité de sa foi:

Un panier descend, un panier monte,
Le Seigneur nourrit Ses créatures et elles le prient.

jeudi 9 juin 2011

La rose rouge sur canal


Pourquoi n'écris-je plus?

Pourquoi n'écris-je plus? 

Je sais, tu vas me dire que si, j'écris toujours autant, si ce n'est plus. Tu vas me parler du travail, des billets sur l'actualité et la politique, du militantisme de-ci de-là. Je te répondrai que non. Je n'écris plus pour de vrai. Je ne pose plus les mains sur le clavier pour déverser les mots de mon coeur, je ne fais que me donner une contenance. J'efface les épanchements de mon âme derrière les certitudes de mes positions et l'exactitude de mes connaissances. 

A une période de ma vie, je n'avais que mes larmes pour me savoir exister, et aujourd'hui je n'ai même plus le courage de pleurer. Parce que je vais mieux, parce que je suis plus forte, parce que je suis sortie de l'abîme noir de la dépression, je n'ose plus craquer, donc je n'ose plus écrire.

Mais ce soir, je n'ai pas envie de faire semblant, j'ai envie de laisser les mots se déverser comme quand je ne savais rien d'autre qu'eux. Je veux me remettre devant la page blanche avec comme prérequis cette exquise douleur de l'abandon. J'avais perdu l'habitude, n'est-ce pas?

Alors comme une fille seule trop longtemps qui n'est plus trop sûre de savoir comment faire pour séduire, j'essaie d'abord de tâter le terrain. Une oeillade, un sous-entendu, un rire. Je n'irai plus loin que quand l'autre aura fait un pas vers moi. L'autre? Le texte. Celui qui n'existe pas vraiment encore mais qui flotte déjà quelque part, presque à portée d'imagination.

Tu sais, je n'avais pas seulement arrêté d'écrire. J'avais aussi laissé de côté ma caméra photo. Ma fidèle Canon complice de mes meilleures prises lors de mes chasses d'instants fugaces, elle prenait la poussière - j'oublie toujours de la faire la poussière. Elle me fixait avec son oeil morne immobile et vaguement accusateur depuis l'étage où je l'avais garée en compagnie des rangées de livres non-lus. Mon calendrier "social" - n'est-ce pas la marque d'une guérison réussie que d'avoir un calendrier "social"? - me l'a remise entre les mains, et je me suis rappelée comme c'était bon.

Et Dieu que tout cela m'avait manqué.

mardi 8 février 2011

L'étrange secret de Mlle Liz

"... et ne t'attend pas à recevoir ici un traitement de faveur simplement parce que tu es la nièce du directeur, compris?" fut la seule phrase que je compris du monologue de "bienvenue" long, confus et fastidieux de Mlle Liz.  Elle me mettait mal à l'aise, avec son chignon gris à moitié avachi sur le côté de sa tête, ses yeux ronds exagérément grossis par  les épais verres ovaloïdes de ses lunettes au cadre grossièrement doré, et surtout avec son odeur de vieux camembert macéré dans du café. Elle régnait sans partage depuis plus de vingt ans sur la comptabilité de la compagnie d'Oncle Hatem, et visiblement mon arrivée en tant que stagiaire la dérangeait. Bien qu'elle fut une femme fort professionnelle et entièrement dédiée à son travail, elle avait tant l'habitude d'être seule, tant au bureau que dans sa vie privée (qu'elle ne partageait qu'avec son aquarium de poissons rouges et sa collection de vieilles rancoeurs tenaces), que la seule perspective d'une personne amenée à la côtoyer quotidiennement, même pour à peine trois semaines, lui était fort contrariante.

Mlle Liz m'assigna une place assise à quelques mètres de son bureau, partit chercher rageusement sans ses papiers et revint avec un énorme classeur étiqueté "Notes de frais", d'où dépassait sur tous les côtés des centaines de post-it d'au-moins cinq couleurs différentes. Elle me donna de brèves instructions avant de retourner à sa place, tentant du mieux qu'elle put d'occulter à son esprit ma présence dans la pièce. Je commençai alors à trier comme elle me l'avait demandé les factures du classeur et à reporter sur un fichier excel tous les montants. Tâche peu passionnante mais qui eut l'avantage de me tenir assez occupée pour oublier un moment l'humeur massacrante de ma nouvelle responsable.

A midi précisément, Mlle Liz, sans même tourner la tête vers moi, m'ordonna plus qu'elle me proposa de prendre ma pause déjeuner. Je bondis de mon siège et me précipitai hors du bureau, fis quelques pas dans le couloir, revins en arrière et passai la tête dans l'entrebâillement de la porte pour demander à quelle heure devais-je revenir. Mlle Liz leva les yeux sur moi, me fixa pendant dix bonnes secondes - comme si c'était la première fois qu'elle me voyait vraiment -, le visage pris dans une indéchiffrable immobilité des traits qui lui donnait un air de gargouille à lunettes, et finit enfin par dire: "13. Et ferme la porte derrière toi quand tu quittes le bureau, je n'ai pas envie de passer mon temps à faire le pendulaire entre la porte et ma chaise.". J'obtempérai, trop heureuse de pouvoir échapper à Mlle Liz pour l'heure qui suivait.

Au bout de quelques jours, j'avais fait assez de progrès dans l'assimilation de mes compétences comptables pour que Mlle Liz me confie des tâches de plus en plus complexes et autonomes. Je dois dire qu'elle avait, sous ses airs revêches, un réel sens pédagogique et un réel souci de me transmettre une formation de qualité. D'ailleurs, elle s'était considérablement adoucie à mon égard, allant jusqu'à se fendre parfois d'un compliment encourageant lorsque je soumettais à son évaluation le résultat de mes efforts. Je découvris néanmoins en elle la personnalité la plus rigide qu'il m'ait été donné l'occasion de connaître. Son souci de l'ordre et de la ponctualité tenait de l'obsession. Plusieurs fois par jour, elle consacrait un certain temps pour vérifier et revérifier, encore et encore, l'ordre de chaque étagère, l'adéquation de chaque classement, le contenu de chaque dossier, y compris de tout ce à quoi elle n'avait même pas touché depuis sa dernière inspection. Programmée comme une horloge, elle m'envoyait en pause déjeuner toujours à midi précisément, et me congédiait chaque soir à dix-huit heures précisément, elle s'accordait quotidiennement précisément sept tasses de café (qu'elle préparait en chauffant de l'eau dans la bouilloire électrique posée sur son bureau et la versant dans sa tasse où elle ajoutait précisément deux cuillères de café soluble et quatre de sucre). Je ne la voyais jamais quitter son bureau, je ne la voyais jamais à la cafétéria à midi. Quand j'arrivais le matin, elle était déjà là, et quand je partais le soir, elle y restait encore.

Tout aurait pu continuer ainsi, mais bien entendu, ce ne fut pas le cas. Le vendredi de la deuxième semaine, je reçus au cours de la pause de midi l'appel de mon amie Sarah, paniquée de la tournure médiocre que prenait la rédaction de son rapport de stage. Cette conversation eut le mérite donc de m'apprendre qu'il était convenu que nous remettions à notre école un rapport de stage; je l'ignorais, tout simplement. Heureusement, j'avais suivi dès le premier jour le conseil de Mlle Liz de tenir un journal précis de mes tâches effectuées; il ne devait donc pas être encore trop difficile de rattraper mon retard. Je commençai sur-le-champ mon rapport, et pendant les heures qui suivirent je tapai sans discontinuer sur mon clavier, remplissant l'air silencieux d'une mélodie monotone de petits coups secs. Quand arriva précisément dix-huit heures, ma supérieure, comme à son habitude, me dit de rentrer. J'objectai poliment que je resterai plus longtemps que prévu, pour pouvoir rattraper mon retard dans la rédaction du rapport de stage. A cette réponse, ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'entrouvrit comme si elle était prise de court; une fraction de seconde plus tard, ses traits avaient repris leur expression habituelle. Elle me dit alors d'un ton glacial:

"Il est dix-huit heures, tu dois rentrer. Tu écriras ton rapport lundi, j'allégerai tes tâches pour que tu puisses t'y consacrer.
- C'est très gentil de votre part Mlle Liz. Mais ce n'est pas un problème pour moi, pas besoin de...
- Faites ce que je vous dis. C'est l'heure de rentrer chez vous. Bonne soirée et bon week-end."

La discussion était donc close. Je rassemblai en vitesse mes affaires et quittai le bureau. Je croisai mon oncle Hatem dans le couloir et nous échangeâmes quelques mots; il voulait savoir comment se déroulait mon stage et si Mlle Liz m'assignait des tâches intéressantes. La sonnerie de son téléphone portable interrompit notre conversation. Il s'excusa, décrocha et regagna son bureau à reculons, me salua d'un signe de main et d'un sourire avant de fermer sa porte. Je l'entendis étouffer un juron derrière la porte: il s'était certainement encore cogné quelque part ou avait renversé quelque chose. La maladresse d'Oncle Hatem était pour ainsi dire proverbiale dans notre famille. Souriant, généreux, enthousiaste, il avait ce côté grand enfant qui faisait que personne ne lui en voulait jamais pour les innombrables catastrophes et incidents qu'il ne manquait pas de provoquer sur son passage, comme s'il avait constamment la tête dans les nuages et que sa maladresse seule pouvait le ramener brièvement sur Terre.

Ce ne fut qu'une fois dans l'ascenseur que je me rendis compte que j'avais oublié sur mon bureau mon porte-monnaie. Je remontai à mon l'étage et retraversai le couloir jusqu'à mon bureau. Je m'arrêtai un instant devant la porte, ne sachant trop si je devais frapper avant d'entrer, mon retour inattendu, même pour ne serait-ce que quelques secondes, risquant d'indisposer Mlle Liz. Je vis alors que la porte était entrouverte et je voulus jeter un coup d'oeil; si ma supérieure avait momentanément quitté la pièce, je pourrais ainsi entrer et ressortir en vitesse avant son retour. Mais si je ne pus dire que je n'avais pas en ce moment même Mlle Liz sous les yeux, je ne pus dire non plus le contraire: c'était à la fois elle et pas elle.

Le plus incongru de la vision était peut-être le fait que cette... créature... assise au bureau de la comptable faisant face à la porte, travaillait avec application à l'élaboration d'un décompte précis de la facturation de nos services, comme si de rien n'était, comme si les ailes aux noires rémiges dans son dos ne se pliaient et dépliaient pas tout doucement un peu comme on balance les pieds sous la table, un peu comme on se gratte distraitement la tête. Sa très lourde chevelure noire d'où émergeaient deux oreilles pointues tombait raide sur ses épaules et me cachait toute une partie de son visage. Elle se leva et alla chercher un classeur sur une des étagères du fond de la pièce puis vint se rasseoir, ce qui me permit d'observer premièrement son corps, élancé et athlétique (et débarrassé de tout vêtement), si différent de la silhouette avachie de Mlle Liz, et deuxièmement son visage, jeune et parfaitement proportionné, mais dont sans nul conteste les traits étaient ceux de la vieille experte comptable. N'aurait-ce été les ailes et les pieds aux sabots fendus, j'aurais pu jurer avoir été transportée trente ans en arrière, aux jour de la jeunesse de Mlle Liz.

Il allait sans dire que je n'en menais pas assez large pour faire autre chose que quitter les lieux sans récupérer mon porte-monnaie. Je passai tout le week-end en proie à une réelle terreur: comment aillais-je, dès lundi, retourner travailler comme si de rien n'était avec cette femme? Passer des journées entières enfermée dans la même pièce que ce démon? Et encore, je n'en avais plus que pour une semaine... comment pourrais-je laisser mon oncle, inconscient de cette réalité sordide, dans le voisinage permanent de cette créature? Mais comment parler à mon oncle de ce que j'avais vu sans passer pour une affabulatrice?

Je n'avais trouvé de réponse à aucune de ces questions quand j'arrivai au travail lundi matin. Il m'en avait coûté pour effectuer chacun des pas du trajet. Mlle Liz était assise derrière son bureau, identique à la femme au look et au teint gris et passé que j'avais toujours connue. Alors que je m'installais à mon poste de travail, j'essayais de maîtriser ma peur en me répétant sans cesse que si elle avait eu des intentions menaçantes à mon encontre, elle les aurait déjà mises en application, sans parler des décennies qu'elle avait passé au service de la compagnie d'Oncle Hatem sans y faire la moindre vague. Sans y faire la moindre vague, réellement? Ou peut-être que personne n'aurait jamais pensé à lui imputer certains incidents, à voir en elle la cause unique de faits disparates et mystérieux? Une créature quasi-mythologique tiendrait-elle avec autant de professionnalisme la comptabilité d'un bureau d'ingénierie si ce n'était pour d'occultes raisons, ou encore pour se parer d'une couverture?

La matinée s'écoula sans incident. Je me levai machinalement à midi quand Mlle Liz me libéra pour ma pause de midi et quittai le bureau. Il me fallut moins d'une dizaine de secondes pour céder totalement et définitivement à la curiosité - je fis demi-tour: il fallait que je sache si elle était de nouveau sous cette étrange forme. Et également: qu'est-ce qu'elle pouvait bien manger en guise de déjeuner. Des souris vivantes? Des crapauds?  Des mille-pattes?

Après avoir vérifié que personne ne passait dans le couloir - il eût été très gênant qu'on me surprenne à espionner - je collai l'oeil à la serrure. La créature était là. Elle ne mangeait pas, elle se coiffait. Ses lèvres remuaient, comme si elle parlait ou chantait sans que le moindre son ne me parvienne. Peut-être une incantation? Un sort? Comme si la réalité n'était pas déjà assez fantaisiste, mon imagination s'emballa bien vite.

Mlle Liz-la Créature s'arrêta brusquement de se coiffer et de remuer les lèvres. Lentement, elle tourna la tête vers la porte, la bouche formant une ligne horizontale dure, les yeux plissés comme courroucés. Ses narines se dilataient et son nez se retroussait, comme si elle avait senti quelque chose (c'était tout moi, ça: j'avais passé les trois derniers jours à spéculer sur les pouvoirs fantastiques ou paranormaux de Mlle Liz - pour la plupart tirés des romans d'Heroic Fantasy dont j'étais friande - mais l'hypothèse simple d'un odorat plus développé que la moyenne ne m'avait même pas effleuré l'esprit). Elle se leva, s'approcha de la porte. J'aurais du me redresser et partir en courant, mais je restai là paralysée par la peur. La porte s'ouvrir brusquement, et avant que j'aie le temps de réagir, une main m'avait agrippée et tirée à l'intérieur de la pièce. J'entendis la porte claquer derrière moi.

"Dis-moi un peu maintenant qu'est-ce que je vais faire de toi?, chuchota la Créature, un air apeuré peint sur le visage.
- S'il vous plaît me faites pas de mal, je ne dirai rien! Et s'il m'arrive quelque chose mon Oncle Hatem ferait certainement le rapprochement avec vous! Je vous le jure je le dirai à personne, je ...
- Te... faire du mal?", répéta-t-elle lentement, avec comme une déception dans la voix.

Elle me lâcha et baissa légèrement la tête. "C'est toujours comme ça, dit-elle. Parce que j'ai cet air différent, on attendra forcément de moi d'être un monstre.
- Je m'excuse, je me voulais pas vous blesser., répondis-je, rouge de honte d'avoir attristé cette sorte de Fée Mélusine.
- Oh tu n'y es pour rien, jeune fille. Je te demanderai juste de ne le répéter à personne. Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour ton oncle.
- Qu'a à voir mon oncle Hatem là-dedans? Il serait pas lui aussi un... une... enfin comme vous, quoi...?
- Hatem, Non!, dit-elle avant d'éclater de rire, sa tristesse visiblement passée. Hatem un Tertullénéen?
- Un quoi?
- Un Tertullénéen. C'est un nom inventé par Hatem, ou plutôt qui lui a été inspiré par l'écrivain antique Tertullien. D'ailleurs c'est lui qui m'a inventée. Un jour, âgé d'à peine seize ans il m'a rêvée, puis s'est levé et m'a écrite. Et il y a tellement cru que j'ai fini par exister hors de son imagination. Depuis, dans le plus grand secret il a toujours pris soin de moi.
- Et il vous cache depuis toutes ces années?
- Oh, au début il a bien tenté de me renvoyer là d'où je viens - en écrivant mon retour parmi mon peuple, mais cela n'a jamais fonctionné. Quand on a compris que j'étais condamnée à rester ici parmi les humains, il a ensuite tenté de me créer un compagnon, mais là encore ça n'a pas fonctionné. Peut-être que l'acte créateur est si rare, demande tant d'énergie, qu'un homme doit déjà se considérer extrêmement chanceux de réussir le coup ne serait-ce qu'une fois dans sa vie. J'ai toujours senti Hatem si désolée de m'avoir amenée ici, comme s'il m'avait arrachée aux miens, mais comme je le lui répète toujours, c'est absurde, il ne m'a arrachée de nulle part si ce n'est du néant de la non-existence.
- Et comment faites-vous pour être devant tout le monde... Mlle Liz?, lui demandai-je.
- Je ne sais pas vraiment comment cela se passe, mais c'est la seule "correction" que Hatem a réussi à faire à mon état au cours des années. Il m'a offert une couverture en quelque sorte. Bien entendu je tente d'agir comme vous humains en votre présence pour ne pas réveiller vos soupçons.
- Bah pour dire vrai, il y a deux-trois trucs que je pourrais vous suggérer pour agir moins... bizarrement...
- Avec grand plaisir, dit-elle avec une sorte de sourire plein de gratitude.
- Et... excusez-moi c'est peut-être bête comme question mais je dois vous la poser... pourquoi vous camoufler en vieille fille antipathique et plutôt laide, alors que là vous semblez tout le contraire?
- Pour que les gens s'intéressent le moins possible à moi. Au tout début, lorsque j'apparaissais plus jeune, plus belle et que je me laissais plus aller à sympathiser avec les gens, ils venaient plus facilement vers moi, et garder le secret demandait trop de vigilance.

La discussion continua pendant des heures. J'avais tellement de questions à poser à la Tertullénéenne Tawonga - c'était son nom. Oncle Hatem vint nous rejoindre en fin d'après-midi, très surpris en ouvrant la porte après avoir frappé trois fois deux coups (un code entre eux) de me trouver en compagnie de "sa" créature, mais très vite, il apparût très soulagé d'avoir quelqu'un avec qui partager ce secret qu'il portait depuis plus de trente ans - même sa femme, Tante Nadia, n'était au courant de rien.

Je rentrai ce soir-là chez moi fatiguée de la journée étrange que je venais de passer. Sans même me déshabiller ni dîner, je m'endormis sur le canapé du salon - je ne sentis même pas ma mère me couvrant avec un drap léger parfait pour les nuits estivales. Je rêvai de Tawonga et des autres Tertullénéens. Je voyais leur vie quotidienne, leurs disputes, leurs amours, les drames et les joies. Le rêve le plus réaliste que j'eus jamais fait de ma vie.

Je me levai avec une seule envie: écrire. Peut-être que je donnerai vie à un compagnon pour Tawonga? Je ne sais pas, mais en tout cas j'appris une chose ce jour-là, grâce à Oncle Hatem: quand on écrit, il existe toujours une chance pour que cela déborde hors du papier.

dimanche 6 février 2011

Te souviens-tu?

Te souviens-tu de notre dernière rencontre? Te souviens-tu? Tu avais ces traits tirés des mauvais jours et j'avais dans la voix la mélancolie du passé révolu. Je croyais que nous allions nous revoir - mais nous n'avons jamais pu. Et depuis j'ai maintenu une image immobile de tes mots dans ma mémoire.

Te souviens-tu de notre première rencontre? Te souviens-tu? Tu avais dans le rire la fraîcheur d'une brise marine et j'avais le teint doré des jours insouciants. Je ne croyais pas que nous deux, ça allait durer et mourir, tuer ton coeur et broyer mes rêves. Et je me suis jetée toute entière dans ce gouffre de douceur, dont je ne soupçonnais pas le fond tapissé d'aigreur.

Te souviens-tu de la première fissure? Te souviens-tu? Tu avais posé la première brique du mur de silence et j'avais entamé au couteau de mes doutes la première fibre de la corde invisible qui nous unissait. Je ne croyais pas que nous deux, nous n'en étions qu'au début du déclin de nos innocences. Et j'ai assisté impuissante au déroulement de la plus fade des déceptions.

lundi 24 janvier 2011

Ma mémoire est un château de sable...



Ma mémoire est un château de sable que les vagues salines successives dissolvent progressivement. Quand l'eau frappe la façade, elle en aplanit toutes les aspérités, s'infiltre par les meurtrières et creuse le centre des tours éphémères. Mes souvenirs fondent en perdant leurs couleurs et leurs détails, et bientôt, quand la marrée se retire, il ne reste qu'un chicot informe, que je ne sais plus situer dans le temps. 

L'instinct de ma survie identitaire me pousse à reconstruire, à réédifier les murailles de sable, mais je ne sais pas si tout est revenu à sa place ou non. Je ne sais jamais. Et j'attends avec angoisse la  prochaine marée montante, priant qu'elle me laisse assez de moi-même. Combien de lunaisons pourrai-je vivre ainsi?

dimanche 9 janvier 2011

L'homme qui renversa la mort

Je me souviens du jour où Papa ramena Maman à la maison. Mon petit frère Nour et moi jouions dans notre chambre avec les épées en plastique qu'Oncle Fouad nous avait offert à sa dernière visite. Papa nous appela au salon et nous demanda de nous asseoir sur le canapé, de part et d'autre de Maman. Elle était immobile, tête baissée; elle n'esquissa pas le moindre mouvement quand nous chacun de nous lui sauta au cou pour l'embrasser.

- Les garçons, commença-t-il, Maman est revenue parmi nous. 
- Papa?, intervint Nour. Je croyais que Maman était morte, tu nous avais dit que Maman était morte.
- Oui Nour, tu as raison. Maman était morte mais j'ai pu la faire revenir. C'est mes recherches, tu sais, j'ai pu renverser sa mort pour qu'elle revive. Plus personne ne sera obligé de voir ceux qu'il aime partir sans plus jamais revenir, une fois que j'aurai publié cette découverte.

Un léger sourire détendit les traits de mon père pendant les secondes de silence qui suivirent, comme s'il revoyait en mémoire le film de sa victoire sur la fatalité. Puis il s'adressa de nouveau à nous, avec une voix réduite presque à un chuchotement, séparant bien chaque mot, comme à son habitude quand il voulait nous expliquer quelque chose d'important à retenir: "Je sais que c'était dur sans elle et que vous êtes contents de la voir à nouveau, mais il faut comprendre qu'elle a besoin de calme et de repos. Amine, tu es l'aîné, je compte sur toi pour m'aider. Maintenant, laissez-la, retournez jouer dans votre chambre."

A contrecœur, nous quittâmes le salon. L'étrangeté de cette réalité ne nous frappa pas réellement, nous ne nous posions pas de questions. Comme si Maman était simplement revenue d'un long voyage et qu'elle ne faisait que subir la fatigue du décalage horaire pour le moment. Nous retournâmes dans notre chambre jouer avec nos épées. Mais c'était bien moins drôle maintenant que nous savions qu'au fond, il ne fallait pas tant de courage que ça pour faire la guerre.

La première nuit de Maman à la maison fut mouvementée. Du fond de nos lits nous l'entendions pleurer et crier, nous entendions Papa tenter de la calmer. Nour et moi mettions nos oreillers sur nos têtes. Le matin, en descendant à la cuisine, je vis Papa, les traits tirés et les cheveux désordonnés. Je le fixai en silence. Sans que je pose la moindre question, il me dit: "Tu sais Amine, ta mère est un peu désorientée pour le moment. Elle a vécu quelque chose que personne avant elle n'avait vécu, rien chez nous ne nous prépare à un tel bouleversement. Mais ça rentrera bien vite dans l'ordre, ne t'inquiète pas." Rétrospectivement, je pense que c'était autant lui que moi qu'il tentait de rassurer avec cette explication sommaire. Il prépara notre petit déjeuner, installa les couverts pour trois et nous attendîmes que Nour nous rejoigne. Nous déjeunâmes en silence, puis Papa disposa sur un plateau une assiette de tartines au beurre et à la confiture et une tasse de café, me demanda de m'occuper de la vaisselle et de mon frère et quitta la pièce. Peu après nous entendîmes la vaisselle se casser avec fracas sur le sol et de nouveau les pleurs de Maman. Nous ne la vîmes pas de la journée.

Elle passait l'essentiel de ses nuits à pleurer et l'essentiel de ses journées prostrée dans un mutisme interrompu que rarement par quelques marmonnement lourds de reproches à chaque fois qu'elle voyait Papa ("Comment as-tu pu m'arracher à là-bas, juste pour ça?"). Nous passions peu de temps avec Maman et elle était presque totalement indifférente à notre présence. Nour avait de plus en plus peur de ces moments de proximité artificielle et je devais de plus en plus user de force et d'autorité de grand frère pour l'y contraindre - du haut de mes neuf ans, je n'avais que trois ans de plus que lui, mais je me retrouvai progressivement presque seul à m'occuper de lui. Papa était d'humeur de plus en plus morose, et son front était barré en permanence par ces sillons horizontaux aussi profonds que son inquiétude. Il n'avait pas publié ses recherches sur le renversement de la mort comme il l'avait dit. 

Un jour que nous étions tous au salon, Papa assis à même le sol en face de moi m'apprenant à jouer aux échecs, Nour allongé sur le fauteuil, concentré sur le pliage et le dépliage d'une feuille de papier jaune qui finirait par devenir un oiseau (comme dans le livre des origami qu'on avait à bibliothèque de l'école), Maman, qui était comme à son habitude assise sur une chaise en face de la fenêtre, le regard lourd et triste perdu dans le vague, se tourna vers moi. "Amine, viens mon coeur. Toi aussi, Nour, mon petit monstre.". C'était la première fois depuis son retour qu'elle s'adressait à nous, et pour dire vrai, j'étais je pense même très surpris qu'elle se souvienne de nos prénoms. C'était aussi la première fois qu'elle ressemblait à Maman d'avant la mort, avec sa voix tendre et chaleureuse, qui nous donnait envie de lui demander des berceuses et de s'endormir dans ses bras doux.

Nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers elle. Ses lèvres et ses yeux dessinaient une expression lasse sur son visage. Elle se leva et, une main sur l'épaule de chacun d'entre nous, elle nous attira à elle et nous serra contre elle. Son corps était un peu plus froid que dans mon souvenir, mais qu'importe, nous étions là, comme des voyageurs du désert trouvant enfin une oasis ou se désaltérer, et nous lui rendions son étreinte. j'entourai mes bras au niveau de sa taille, et Nour au niveau du bas de ses hanches. Elle caressa nos cheveux, comme elle le faisait avant, et je me disais que peut-être comme Papa l'avait dit elle avait juste eu besoin de s'adapter et que maintenant elle était vraiment de retour. J'ai appris depuis à ne pas céder aussi rapidement et totalement à l'espoir. Elle dit: "Il faut comprendre les enfants ce n'est pas que je ne vous aime pas, je vous aime autant qu'avant, et j'aime votre père autant qu'avant. C'est juste si difficile quand on a vu ce qui se passait après de revenir supporter la vie ici. Même respirer est une douleur, et voir est une sensation presque insupportable, et résister à l'envie de repartir demande tellement de force, et ...". Elle se tut et me mit à pleurer doucement, très doucement, presque silencieusement. Nous restâmes ainsi un long moment, et quand je tournai la tête vers mon frère je voyais qu'il pleurait aussi. Papa nous rejoins et nous sépara délicatement de Maman. Il nous dit qu'elle avait besoin de dormir et qu'il l'emmenait dans sa chambre. Maman appuya sa tête sur son épaule et il la guida hors de la pièce avec sa main droite sur sa hanche. Cette nuit nous n'entendîmes ni pleurs ni cris.

Je ne pourrais pas dire que les choses allaient mieux, elles étaient simplement entrées dans une autre phase. D'un côté, Maman nous offrait de l'affection, faisait un effort pour s'intéresser à nos activités et n'opposait plus à Papa cette rancune des premiers temps, mais d'un autre il y avait toutes ces heures qu'elle passait avec Nour sur les genoux à lui raconter ce qu'il y avait après et à répondre à ses questions. Ils pleuraient ensemble ce paradis perdu, et j'étais d'autant plus inquiet de voir Nour, qui n'y était jamais allé, exprimer de plus en plus le souhait de s'y rendre. Il ne s'intéressait plus aux origami ni à aucun autre de ses jeux d'autrefois; il voulait en permanence jouer à cet étrange jeu de rôle qui consistait à se prendre pour un mourant qui découvrait progressivement ce nouveau monde de merveilles qui s'ouvrait à lui. Ses camarades de classe le fuyaient autant qu'il les fuyait - je voyais Papa, pétris de remords, assister impuissant à cette transformation. Papa changeait à vu d'oeil: il ne se rasait plus, ses vêtements, dans lesquels il flottait désormais, étaient rarement propres et repassés, ses mots se faisaient rares. Quant à moi, j'essayais au mieux de faire la sourde oreille aux descriptions de Maman. J'avais peur plus que tout de devenir comme elle une nostalgique de la mort. J'entrais progressivement dans la préadolescence et quelque chose en moi me criait que l'amour immodéré de la vie qui accompagne les quelques années qui allaient venir valaient à elles seules qu'on préserve intacte l'ignorance de la mort. 

C'était un dimanche après-midi d'hiver. Les flocons blancs tourbillonnaient autour des arbres et des maisons avant de venir s'échouer les uns sur les autres, recouvrant toute chose d'une étoffe souple et opaque. Il s'était écoulé plus de six mois depuis l'étrange recomposition de notre cercle familial. Maman était dans la cuisine. Il était rare qu'elle s'atèle à préparer un plat; les saveurs étaient devenues compliquées à accorder pour elle. Elle suivit de près la recette de cuisine d'un cake au citron, et après l'avoir enfourné, elle s'appliqua à dresser la table et faire du café pour elle et Papa et du lait chaud pour Nour et moi. Une fois le goûter prêt, elle nous appela et nous regarda tour à tour avec des yeux brillants lorsque nous fûmes tous réunis. Peut-être était-ce son humeur euphorique - réellement euphorique - qui m'alerta, ou alors l'amer arrière-goût de mon lait chaud. Toujours est-il que je me levai en sursaut de ma chaise, renversant le contenu de mon verre à moitié sur la table, pour crier à tous que Maman avait empoisonné le goûter, qu'elle voulait que nous mourrions tous ensemble. "Ne raconte pas n'importe quoi, Amine. Assieds-toi et finis ton assiette", m'ordonna sèchement mon père. Je levai un regard ébahi sur lui pour voir ses joues inondées de larmes, buvant son café à grosses gorgées entrecoupées de pleines bouchées de gâteau au citron. Nour, tout sourire, avait vidé son ver de lait d'un trait et Maman le lui remplit de nouveau, puis elle se resservit également du café. Les trois se regardaient comme des adversaires qui se jaugeaient mutuellement à une compétition du plus gros mangeur de goûter empoisonné. Il flottait visiblement entre eux une convention tacite pour m'ignorer au mieux.

Je sortis en courant de la cuisine, de la maison, et j'allai frapper chez Mlle Sibylle, la vieille voisine qui vivait avec un vieux chat presque aveugle. Dès qu'elle m'ouvrit je lui criais qu'ils étaient tous morts. Elle me fit entrer et je ne me souviens plus précisément de la suite des évènements. Je sais juste que quelques jours plus tard je me trouvais chez mon Oncle Fouad; j'allais vivre avec lui désormais, comme me l'avait expliqué cette femme des services de l'enfance qui m'amena chez lui. Je grandis parmi sa famille sans que nous n'abordâmes plus jamais la fin des miens.

Ce récit est la seule exception que je fis jamais à cette loi du silence: le lira peut-être quelque inconscient qui rêve, comme l'a rêvé un jour mon père, de renverser la mort.

mercredi 5 janvier 2011

Ma décevante histoire de fantôme

Chaque auteur a une histoire de fantôme qui lui est arrivée personnellement à raconter. D'ailleurs, c'est souvent un élément déclencheur d'une forme de névrose sur la mort qui le poursuivra tout au long de son activité littéraire. 

J'ai moi aussi mon histoire de fantôme, hélas bien moins spectaculaire que les romans de Stephen King et si éloignée du romantisme étrange des nouvelles de Lovecraft qu'au fond, elle est bien décevante. Quitte à croiser un revenant, autant que la rencontre ait une dimension nostalgique, philosophique ou poétique qui atténue la terreur légitime du vivant. Soit, trêve de vaines plaintes, voici mon histoire de fantôme - ou, plus exactement mon histoire de démon - telle qu'elle m'est arrivée, ou du moins telle que je m'en souviens.

J'avais à l'époque, je pense, dix-neuf ans. J'étais étudiante de première année à la faculté de physique, préparant mes derniers examens avant l'entrée en deuxième. Je passais l'essentiel de mon temps à la bibliothèque de la section de physique; les initiés des lieux se souviendront de la double porte d'entrée en verre dans un cadre de bois située à quelques mètres de l'auditoire Stückelberg, des rangées de livres de part et d'autre du corridor central menant au local des bibliothécaires, où il y avait toujours cette grand échelle de bibliothèque roulante, de la salle de gauche où se trouvaient les livres de mécanique quantique, d'électromagnétisme et de mathématiques, de la salle de droite consacrée aux comptes rendus des symposiums, de l'ascenseur pour descendre à l'étage inférieur où étaient rangées les revues scientifiques. Dans cet espace, entre les étagères métalliques, les tables de travail en contreplaqué étaient le point d'attache de la plupart des apprentis physiciens débordés par la révision des cours et l'écriture des rapports de laboratoire. 

Un soir d'octobre, la veille de mon oral d'algèbre en fait, je restai tard à la bibliothèque, maudissant le Professeur de la Harpe et tentant de donner un sens à la suite de symboles mathématiques sensés fournir une démonstration au théorème de Bolzano-Weierstrass. Je n'étais pas seule à réviser; nous étions cinq ou six, je ne me souviens plus. Je me rappelle en tout cas de la présence de Philippe, le très sérieux premier de classe, de l'irascible Jonathan, du très loquace Maurizio. Vers les 23 heures, j'eus besoin d'une pause. Je demandai autour de moi qui voulait s'arrêter un moment. Seul Maurizio eut envie de sortir un moment le nez des bouquins. Nous prîmes l'ascenseur et nous dirigeâmes vers le distributeur automatique. L'Ecole de Physique était plongée dans le noir; la bibliothèque formait l'unique îlot de lumière dans cet océan d'obscurité et de silence. Alors que je glissai ma pièce de deux francs dans la fente du distributeur, celle-ci glissa de mes mains et roula sur le sol; par son tintement je l'entendis dévaler quelques marches de l'escalier à notre droite. Impossible de voir où elle était tombée. Nous fouillâmes nos poches et ne trouvâmes aucune autre pièce. Maurizio se souvint avoir laissé dans sa veste un peu de monnaie et me dit de l'attendre le temps d'aller la chercher. 

Alors qu'il repartait vers l'ascenseur, je promenais mon regard sur le hall dont je devinais les contours plus que je ne les voyais. Je me rendis bientôt compte qu'une lumière douce et jaune luisait au travers de la vitre translucide de la cabine de la réception. Je crus d'abord à une lampe oubliée, quand soudain je vis la lumière s'animer, où plus exactement s'animer une ombre découpée sur la lumière et projetée sur la vitre. C'était la silhouette d'une personne grande penchée en avant, semblant affairée à chercher quelque chose sur le dessus du guichet. Quand elle se redressa, je vis que sur sa tête, elle avait deux cornes, recourbées vers l'arrière, plutôt longues, au relief lisse. Je restai pétrifiée, complètement en proie à la panique. Je pense que la seule idée qui me soit venue, bien que je ne sois pas superstitieuse de nature, fut de me dire que mon heure était arrivée. Je vis l'ombre s'arrêter de chercher, et même au travers de la vitre qui nous séparait, je compris qu'elle me fixait. Cela dura peut-être une longue minute, puis l'ombre cornue sortit de son immobilité. Elle diminua de taille; elle se dirigeait vers le fond de la cabine, là où se situait la porte de sortie. La lumière jaune s'éteint et je ne vis plus rien. 

"Inès! Inès! Tu voulais le balisto c'est ça?". La voix de Maurizio, que je n'avais pas entendu revenir vers le distributeur, fit littéralement bondir mon coeur hors de ma poitrine. Une fois m'être remise de l'émotion et avoir essuyé quelques moqueries de mon ami, je me forçai à me retourner vers le distributeur. Alors que mon Kit Kat tombait dans le compartiment inférieur, nous entendîmes des pas derrière nous. Nous nous retournâmes en même temps pour voir apparaître la réceptionniste. Elle s'approcha de nous, tout sourire, comme à son habitude. C'était une charmante femme blonde d'une cinquantaine d'années, avec une coupe au carré et des lunettes sans cadre; une fort gentille personne avec un fort accent genevois.

"Bonsoir les jeunes, encore ici à réviser?
- Oui, oui., répondit Maurizio. Et vous, vous nous faites des heures supp', ou quoi?
- Oh non. J'avais oublié mon porte-monnaie sur mon bureau, je suis revenue le chercher. Bon je vais y aller, bonnes révisions! Oh et vous mademoiselle il faudra un jour que vous m'expliquiez comment vous faites pour avoir les cheveux aussi joliment bouclés!", dit-elle en prenant entre les doigts une de mes mèches retombant sur mon front.

Elle se dirigea vers la porte de sortie et nous retournâmes à la bibliothèque. Au cours des quatre années suivantes, je voyais tous les jours la réceptionniste derrière son guichet. A chaque fois que j'entrais dans le hall, elle m'adressait un large sourire, qui, bien qu'objectivement paraissait tout ce qu'il y a de plus innocent, faisait courir un frisson le long de ma colonne vertébrale. Progressivement, une mèche de cheveux blancs apparût au milieu de mes boucles noires - exactement à l'endroit où la réceptionniste avait passé les doigts cette fameuse nuit. Aujourd'hui encore je ne sais pas si cette nuit j'ai rêvé la présence de ces cornes ou si je les ai réellement vues. La mèche blanche, quant à elle, je ne la teint jamais malgré son aspect inesthétique - c'est que peut-être elle est la seule preuve tangible que j'aie trouvée à opposer à l'hypothèse de la folie passagère dont pourraient m'accuser certains.