vendredi 31 décembre 2010

Le passage d'une année à l'autre


Les fins d'années sont l'occasion des bilans en tous genres, des rétrospectives, des prévisions et des résolutions. Une année de plus à se promettre un nouveau départ, à se jurer de laisser le passé rester à sa place. Ce soir, comme à chaque 31 décembre, je me dirai certainement que les 365 derniers jours auraient pu être mieux utilisés, que le compteur tourne plus vite que je ne l'imaginais, et que trop de choses sont restées en chantier sans que j'y touche. En 12 mois, combien de fois aurais-je pu prendre le dessus sur la faiblesse de ma motivation? Combien de fois aurais-je du ne pas laisser l'occasion à mon coeur de se faire moins de mal à lui-même? 

Certaines des choses qui me sont arrivées en 2010 furent l'occasion de dialogues ubuesques, de situations douloureuses et je me pose encore la question de savoir comment elles ont pu se produire. D'autres choses furent joyeuses et m'ont apporté le sentiment que la vie valait la peine d'être vécue. Parfois souffrir pour apprendre, parfois rire pour oublier. Et de temps en temps, c'était même l'inverse. 

Dans les pleins et les creux au fil des semaines, les coups de coeur ont côtoyé les coups de gueule, et si parfois les larmes sont venues inonder mes joues, elles n'ont pas toujours été de tristesse, car quand on a la chance d'aimer et d'être aimée, quand on est entouré d'une famille liée à toute épreuve et d'amis indulgents au-delà de toute mesure, les beaux moments se multiplient, redonnant le sourire même à la plus mélancolique des âmes. Des minutes précieuses que j'aime à rejouer encore aujourd'hui derrière mes paupières closes. 

Dans tout ce qui a pu arriver au cours de cette année, les mots m'ont souvent accompagnée. Ils m'ont tour à tour permis de confesser ou d'inventer, de romancer ou de réaliser. Avec un vocabulaire parfois approximatif, une grammaire malhabile et une imagination pas très riche, certes. 

Et il me tarde de récidiver en 2011.

jeudi 9 décembre 2010

Lumière de ville


A une époque, aujourd'hui révolue, la contemplation des étoiles suffisait à mon bonheur. Je voyageais sur les vagues célestes de mon esprit pour me retrouver là, dans le coeur de toute chose, à toucher les infinis du bout des doigts. Les années ont passé, et je ne savais plus être heureuse. Je ne levais plus les yeux au ciel; j'avais perdu l'accès à mon jardin stellaire, et le voir s'étaler sur sa demi-sphère, inchangé comme indifférent à ma souffrance, m'était insupportable.

Il est étrange de constater que lorsque nous baignons encore dans l'insouciance des jeunes âges de nos vies, le bonheur est un état si instinctif, si simple, que nous ne pensons jamais à en décortiquer le fonctionnement, à tenter de se souvenir du chemin qui y mène. Et lorsque la première perte arrive, étape inévitable des existences, nous nous retrouvons désemparés, nous arborons cet air hébété des victimes des catastrophes naturelles inattendues, dont la maison a été balayée en un instant, réduisant à néant le point d'encrage des destins qu'elle abritait.

Nous ne sentons plus jamais l'odeur du premier paradis perdu, aussi fort que nous essayons. Les lignes écrites sur cette quête, mises bout à bout, pourraient faire le tour du système solaire. L'absolu ne meurt qu'une fois. Pâles substituts, l'art, l'amour et l'expérience de vie viennent pauvrement consoler nos coeurs endeuillés. Nous nous dupons parfois à croire que nous avons réussi à découvrir d'autres Eden qui égalent en félicité celui d'origine. Pendant de bref instants nous croyons vraiment à ce mensonge, mécanisme de défense instinctif et salutaire.

Et c'est parce que l'espace d'une seconde je réussis à confondre les lumières des villes piégées dans le boîtier de mon appareil avec de véritables étoiles, que je les aime, et que je passe mes nuits à les chasser.

jeudi 2 décembre 2010

Les couleurs oubliées


A force de voir le monde en noir et gris, j'avais oublié à quoi ressemblaient les couleurs. Les années passées à ne regarder qu'à travers un rideau de larmes avaient creusé de profonds sillons dans ma mémoire, abîmant au passage les souvenirs sensoriels les plus vifs. Je me sentais comme amputée d'un membre. Un jour, je commençai à sortir de ce puits sans lumière que nous nommons dépression. Chaque jour, guérir, c'était aussi réapprendre à vivre, à ressentir, à voir ce de quoi je m'étais coupée. Comme une enfant qui découvre le monde, comme une deuxième naissance. Non. Pas comme une deuxième naissance; c'est une deuxième naissance. J'ai senti mes facultés intellectuelles revenir, mes réflexions gagner en acuité, ma mémoire cesser de se faire submerger par le passé à en oublier le présent; mes yeux ont revu les couleurs.

La force de cette expérience fut si forte, l'éclat des images était si grand, que je me laissai emporter par ce flux d'émotions, que je décollai et perdis contact avec la terre ferme. Rire, courir, danser à la cadence effrénée du monde m'occupaient trop pour que les contraintes de la vie viennent me rappeler à l'ordre. Redescendre de ce nuage rose fut un peu douloureux, car se retenir de se jeter à corps perdu dans la vie qui cesse de nous sembler hostile quand on a passer des années à ne pas parvenir à vivre, cela semble injuste.

Le challenge fut de revenir vers des fonctionnements plus raisonnables, sans pour autant perdre l'émerveillement qui nous saisit lors de la redécouverte des couleurs oubliées. De savoir cadrer l'euphorie par la pondération. Le plus difficile dans cet apprentissage de la modération fut d'accepter que les affaires sentimentales n'échappaient pas à cette règle. La "normalité" n'est pas aux amours à 200%; il est peu fréquent de tomber sur des personnes qui comme nous "ex-dépressifs-apprentis-de-la-vie-normale" aiment en brûlant la chandelle par les deux bouts. Pour être franche, on n'apprend jamais à venir à une autre façon d'aimer, moins intense, plus "adulte"; jamais. Je n'ai fait, pour le moment, que le strict nécessaire pour ne pas charger sur les épaules des êtres aimés l'excédent de poids de mon amour trop immense pour que je le porte seule: me donner la carrure nécessaire pour porter les sentiments, car il ne s'agit pas de les amenuiser, mais bien que moi je sache bouger tout en les portant. Je m'imagine comme une drôle de fourmi qui n'a appris que tardivement à marcher avec sur le dos des miettes de pain qui font cent fois son volume.

Au fond de moi, je suis consciente qu'il pourrait m'arriver d'oublier une fois encore les couleurs, de revenir à la vision noire et grise du monde. Alors je profite des couleurs, je les inscris dans mon esprit; car un jour, ces souvenirs pourraient être une bouée de sauvetage en mer de désespoir, m'empêchant de couler en me portant sur le rivage. La différence entre la vie et la mort tient peut-être à des choses aussi infimes que cela.

dimanche 28 novembre 2010

My Nights and Lights


Il a neigé. Il neige encore. Malgré le froid je sors marcher. C'est qu'il fait nuit maintenant, et j'ai besoin de m'évader à l'autre bout de moi-même. Les flocons cotonneux flottent autour de moi alors que j'avance, et je sens la neige poudreuse crisser lorsqu'elle se tasse sous chacun de mes pas. Je marche ainsi pendant plus d'une heure, presque sans dévier d'une ligne droite. Et je m'arrête, et pendant quelques instants je suis des yeux l'ascension des nuages embués que j'expire, avant de regarder autour de moi. Je ne sais pas où je me trouve. Sous ce manteau blanc je n'arrive pas à discerner le moindre détail familier. Je pourrais revenir sur mes pas, mais je n'en ai pas envie. Cet endroit inconnu attire l'envie de vide et d'oubli à l'intérieur de moi.

Je m'allonge dans la neige, le dos collé à même le sol. Malgré les frissons qui me parcourent, mon coeur me chauffe. Je me laisse aller à ce bien-être, à la limite de la torpeur. Le ciel noir est piqué d'étoiles scintillantes. Les constellations d'hiver sont les seuls habitants de mon horizon. Alors que je dessine mentalement les contours du chasseur Orion, un des trois joyaux de sa ceinture se décroche, tombe et finit sa course dans la neige non loin de moi dans un bruit sourd. Avant que j'aie le temps de me redresser, la deuxième et la troisième des étoiles de la ceinture d'Orion tombent également, suivies de près par la rouge Bételgeuse et la bleue Rigel. Ebahie, je scrute le ciel: d'autres étoiles vont-elles nous tomber dessus? L'éternel couple Mizar et Alcor quitte leur constellation, et le reste des étoiles de la Grande Ourse les suivent. Puis c'est au tour de Cassiopée et de Persée, et la chute des étoiles s'accélère. Elles tombent elles tombent, et elles atterrissent tout autour de moi, dans la neige blanche.

Le ciel se vide, et bientôt l'étoile polaire, la dernière qui restait en place, suit ses soeurs. Le firmament est un monochrome noir, sans plus aucun éclat pour le rehausser. L'abîme profond qui me surplombe m'emplit de terreur. Je ferme les yeux pour le fuir, pour tenter de l'ignorer. Au bout de quelques minutes, je prend conscience d'une étrange chaleur qui m'entoure, qui me colle tant à la peau que la sueur perle de mon front et le long de mon dos. J'ouvre les yeux lentement pour voir des centaines de sphères lumineuses flottant tout autour de moi, décrivant des petits mouvements hasardeux un peu comme des poissons dans un aquarium. Les sphères sont de taille variable, certaines sont jaunes, d'autres rouges ou bleues. Toutes les étoiles sont venues reconstituer une galaxie, ici, sous mes yeux. Je lève la main pour saisir une sphère rouge orangé palpitante - serait-ce Mira? - mais elle me fuit, va se cacher derrière un petit troupeau serré de sphères naines. Lorsque je baisse le bras, elle revient lentement, comme timidement.

Au bout d'un long moment à les observer, je remarque que ma galaxie enfle et désenfle au rythme de mes respirations. Comment comprendre cette connexion entre moi et toutes les étoiles du cosmos? Je me lève et remonte mon chemin en suivant les traces de pas qui m'ont amenés dans ce lieu peut-être magique; les astres me suivent. Au fur et à mesure que j'avance, je replonge dans mes idées et oublie petit à petit ma galaxie. Je pense alors à toi, et la douleur me mange à nouveau, mon coeur est pris dans un étau, compressé au point d'imploser. Et quand la première larme coule du coin de mon oeil, ma kyrielle de soleils brûlants s'approche au plus près de moi, et le mouvement d'ensemble décrit une orbite circulaire, de plus en plus serrée, de plus en plus rapide. Les étoiles parfois entrent en collisions les unes contres les autres, se déchirent ou fusionnent. Et une à une, elles se projettent à grande vitesse sur moi, au niveau de ma poitrine, mais au lieu de me percuter violemment, elles entrent en moi comme si j'étais un fantôme, et n'en ressortent plus. Leur chaleur, leur éclat, tout a disparu en moi. De ma douleur, j'ai réussi à assombrir toutes les lumières de l'Univers.

Car mon coeur est un trou noir; qui y entre n'en sort pas. Et si je ne peux t'avoir à mes côtés, si je suis obligée de ne vivre qu'avec ton souvenir au fond de moi, je dépeuplerai le ciel nocturne pour donner à ce fragment d'image qui me reste une galaxie entière pour continuer à y vivre.

Je ne retrouvai jamais le chemin jusque chez moi, je continue encore à errer dans la neige...

lundi 22 novembre 2010

Avatar onirique


Je me souviens de cette année que j'ai passée à dormir. Hypersomnie. Mon corps, gagné par une anesthésie implacable, ne m'appartenait plus, ne répondait plus. Mon esprit, lui, se démenait comme un otage ligoté et caché dans le coffre d'une voiture à l'arrêt, abandonnée au bord d'une route désertée; il avait beau crier, personne n'était là pour l'entendre. Mais était-ce réellement le coffre d'une voiture ou était-ce un cerceuil? Je n'en sais rien. Ma vie s'est résumée au sommeil, et les rêves sont devenus plus réels que ma réalité. Etait-ce parce que mes sens étaient endormis que je ne percevais plus très bien le monde extérieur, ou était-ce parce que confinée dans une enveloppe inerte que les sensations intérieures ont décuplé d'intensité? Je n'en sais rien.

Les personnages de mes rêves étaient les compagnons fidèles de cette année hypersomniaque. Aujourd'hui encore, je les considère être parmi mes meilleurs amis. Je vous vois venir - Inès a-t-elle perdu la tête pour nous parler de ses amis imaginaires?. Soit, admettons que j'aie perdu la tête; il est conseillé de laisser au fou l'occasion d'exprimer son délire - hochez donc la tête d'un air compréhensif et compatissant. Oui, les personnages de mes rêves ont été mes fidèles compagnons. Il en est que je n'ai croisé qu'une fois, et qui m'ont néanmoins laissé une vive impression: c'était le cas par exemple de ce vieux bonhomme édenté au regard espiègle de garnement turbulent. Certains étaient récurrents et une sorte de familiarité s'était installée entre nous au fil du temps, ce qui nous donnait le droit de nous tutoyer et de prendre des nouvelles à l'occasion: je ne manquais jamais de partager un brin de conversation avec la charmante hôtesse d'accueil de l'hôtel dans lequel j'avais habitude de descendre à chacun de mes séjours néptuniens. Et il y en avait un qui était omniprésent.


Je ne saurais dire si j'ai pris conscience de sa présence dans mes rêves que depuis mon année hypersomniaque, ou si je l'ai toujours su, sans que j'en garde le moindre souvenir diurne. Toujours est-il que sa présence discrète mais continue dans mes songes devint un élément rassurant de mes longues heures de sommeil. Je l'aperçus une première fois alors que je me frayais un chemin dans une foule dense d'êtres tous semblebles, tous vêtus de gris et de noir, marchant tous dans la même direction, la direction opposée à la mienne; il se cachait derrière les silhouettes en mouvement si habilement que je ne pus voir précisément ses traits. Je ne retenus de lui que son habit d'une blancheur éclatante. Les nuits suivantes, je ne fis toujours que surprendre un mouvement, une ombre furtive ou un bruit léger comme un tissu qui se froisse. Il se dérobait toujours à temps pour que je ne puisse voir son visage. Bien que son attitude me décontenançait, je savais d'instinct que je n'avais rien à craindre de cet inconnu.


Un soir, isolée dans ma tristesse, murée dans ma mollesse hypersomniaque, je m'endormis d'un sommeil si subit que je n'en avais pas eu le temps de me déshabiller avant de me coucher. Je tombai dans le monde de mes rêves par une chute aussi vertigineuse que celle qui mena Alice au Pays des Merveilles. J'heurtai le sol dur bruyamment. Il faisait noir. Il n'avait jamais fait noir dans mes rêves. Je me relevai pour parcourir l'espace à tatons, je n'y trouvai que des murs, sans aucune issue. Je ne sus que faire. Je m'assis pour attendre, convaincue de devoir mourir ici, ou d'y être déjà morte, condamnée à une éternité sans lueur. Le désespoir le plus noir me gagnait, alors que j'énumérais mentalement les regrets et les remords d'une vie à peine à moitié vécue, presque totalement passée dans un lit à dormir et à pleurer. Je tremblais de froid dans cette obscurité chargée d'humidité et de silence. Au bout de ce qui me sembla de longues heures, je me rappelai la silhouette vêtue de blanc qui me suivait partout dans mes songes. Etait-ce possible qu'elle m'ait suivie jusqu'ici? A peine eus-je formulé la question en pensée, qu'un murmure me caressa l'oreille: Oui, je suis ici, j'ai toujours été ici.


Je ne sursautai pas de cette voix inattendue répondant à une question que je n'avais même pas formulée, cette voix qui me sembla connue sans que je ne l'aie pourtant jamais entendue. Je tournai la tête vers la direction d'où était venu le son.


- Me suivez-vous dans mes rêves, ou faites-vous partie de mes rêves?
- Je suis votre avatar onirique tout comme vous êtes mon avatar effectif. Nous sommes les deux faces d'une seule et même pièce.
- Pourquoi n'ai-je commencé à vous voir vu que récemment si nous ne sommes qu'un?
- Vous passez trop de temps dans la même moitié de notre terre commune: vous penchez plus vers le sommeil que vers la veille.
- Je n'arrive pas à combattre. Je suis si fatiguée...
- Je le sais, je suis aussi si fatigué... parfois, je nous sens mourir.
- Je ne me sens pas la force de vivre. Peut-être suis-je dans le fond de ce puits noir pour m'allonger dans le froid et attendre la fin.
- Non. Nous sommes ici parce que de votre veille, vous ne laissez pas la vie vous atteindre et laissez votre corps mort-vivant devenir le rempart qui vous sépare de votre destin.
- Je ne crois pas avoir de destin à accomplir.
- Le destin est le nom que nous donnons à l'ensemble des fins fils qui relient les rêves aux réalités. C'est une interdépendance. Aucune réalité n'existe sans rêve pour avoir influencé sa naissance; et inversement.
- Comment puis-je nous empêcher de mourir?
- Vivez votre réalité. Cessez de la craindre et de la fuire dans votre sommeil. Battez-vous contre ce qui vous lie les mains. Laissez votre corps ressentir le monde qui l'entoure. Cessez de ne pas croire en vos ambitions, jetez-vous à corps perdu dans vos projets. Ne vivez pas à moitié, vivez; n'aimez pas à moitié, aimez.

Je tendis les bras. Je le trouvai. Je l'étreignis. Il m'étreignit. Mes tremblements diminuèrent d'intensité, le froid avait de moins en moins prise sur moi. Lorsque je cessai de trembler totalement, je me rendis compte que lui par contre tremblait si fort que son corps semblait gouverné totalement par des vagues sismiques aléatoires. Je voulus calmer ses tremblements, mais je ne savais comment faire. Je voulus le serrer contre moi plus fort, mais mes bras ne se refermèrent autour de rien. Il avait disparu.

Je me retrouvai seule dans ce puits noir, mais je n'avais plus froid et je n'avais plus peur, et je profitai du doux silence de cette nuit pour projeter sur les parois de pierre le film de mes joies d'enfant dont j'ignorais jusque là me rappeler avec autant d'acuité. Les lumières et les rires emplirent l'obscurité, et je laissai mon imagination resculpter le paysage, en un sublime jardin de fleurs multicolores. Je peuplai le jardin avec mes souvenirs et les êtres aimés, y compris ceux que j'avais perdu. J'esquissai des contours en l'air avec les dix doigts et je vis sous mes yeux se matérialiser des nouveaux êtres que je ne connaissais pas encore, des scènes que je n'avais pas encore vécues. J'étais là au milieu de mes amours passés et de mes amours futurs, entre mes anciennes victoires et mes succès à venir; j'étais là à regarder mes futurs enfants jouer avec mes ascendants décédés, à surveiller du coin de l'oeil cet homme qui n'était pas encore entré dans ma vie mais que j'aimais déjà plus que moi-même. Son regard fait de deux diamants noirs croisa le mien, et nous échangeâmes un sourire, avec l'assurance de bientôt nous trouver dans nos réalités respectives, ou plutôt de nous retrouver enfin. Je me tenais debout entre le passé et le futur, j'étais le point pivot de mon destin.

Au loin j'aperçus le jeune homme, mon avatar onirique. Pour la première fois je vis son visage: il me ressemblait tant qu'il ne pouvait être que mon jumeau. Il leva haut la main, l'agita brièvement comme pour me saluer, m'adressa un clin d'oeil entendu avant de disparaître derrière l'arbre le plus proche. Il avait toujours été là et sera toujours là, et il était gardien de mes rêves comme j'étais gardienne de ses veilles.

Je m'allongeai dans l'herbe verte, aux brins hauts et délicieusement odorants. Je me laissai gagner par la torpeur et je glissai lentement, lentement.... vers le réveil dans ma réalité, dans mon lit, dans ma chambre.

dimanche 21 novembre 2010

La vallée de larmes

Ici. A la frontière entre ton indifférence et ma colère, ici je me tiens, seule dans ce désert de sel. Cette zone oubliée par le soleil s'étend au-delà de l'horizon, et le silence n'est rompu que par le crépitement du sol qui s'effrite sous mes pas. Un larme naît au coin de mon oeil, s'alourdit à la pointe d'un de mes cils. Elle roule sur ma joue et s'arrête le temps d'une respiration sur mon menton, avant de se laisser tomber et venir mourir contre la terre. L'éclaboussure humide forme une tache sombre sur un fond blanc.
Les larmes se suivent, empruntent le chemin tracé par la première. L'éclaboussure grandit. Les gouttes se fondent progressivement en une petite flaque; la flaque devient une mare, et la mare s'étend jusqu'à devenir une mer infinie. J'ai les chevilles caressées par les remous froissés de la surface d'eau salée. Chaque larme élève le niveau de la mer. Au moment où elle atteint mon menton, je me souviens: chaque jour, chaque heure, je revis cette mort, et je la revivrai encore, encore, encore. Déluge de pleurs, sécheresse saline, ma vie se reduit donc uniquement à ce cycle perpétuel?
Notre amour est une vallée de larmes et je m'y noie.

vendredi 19 novembre 2010

La mort de l'insecte


Il n'est créature vivante qui sache concentrer en elle l'ensemble des règles de l'harmonie que nous nommons la beauté comme le font certains insectes. Des canons géométriques aux sophistications les plus aérodynamiques , des associations de couleurs chatoyantes aux énigmes arithmétiques. Le microcosme est peuplé de reines et de rois, aux armoiries frappées sur les carapaces, aux ailes flottant comme des étendards, au port altier battant la mesure sur six pattes et deux antennes. Inconscients de leur propre grâce, ils oscillent entre mouvement et immobilité, silence et musique; chaînons entre l'animal et le minéral, alliance fragile de la bête et de l'artefact.
Quelques jours, quelques heures: c'est leur durée de vie. Mangés, écrasés, "insecticidés", ... sous la semelle d'une chaussure, dans l'estomac d'un oiseau, ou encore sur d'autres scènes de crimes... quand l'insecte meurt, l'indifférence du monde pour ce qu'elle a fait de plus beau marque son ironie cruelle.

jeudi 18 novembre 2010

Le verre vide

J'ai souvent pensé à toi comme à un alcool fort, un vin aux saveurs d'éternité. Et je suis frappée d'une terrible addiction, d'un alcoolisme dont je n'arrive à me défaire: d'amour. Les rares instants d'ivresse suivis par le mal-être des lendemains sont les seules preuves tangibles pour moi que tout ceci n'est pas qu'un jeu de mon imagination. Quand mes mains tremblent, quand le manque de toi me tenaille, quand à l'idée de ma dépendance je te hais autant que je te désire, je n'ai que des mots, je n'ai que des mots que tu ne lis pas et je n'ai que des maux auprès desquels tu ne t'arrêtes pas.
Il est des jours où j'aurais pu caresser le firmament du bout de mes doigts, soulevée haut et propulsée par les vapeurs éthyliques de ton désir transformées en tornade de passion et de feu; ces jours sont révolus, et aujourd'hui, il ne reste à l'amoureuse que le souvenir de baisers, comme il ne reste à l'alcoolique après la dernière goutte de son breuvage qu'un verre vide marqué d'une odeur persistante, trop forte pour être ignorée, mais trop faible pour enivrer...

mercredi 10 novembre 2010

Ephémér-Idées



Quelques heures, quelques jours... c'est la durée de vie de certaines idées, le temps qu'il leur faut pour sortir de l'inexistance et entrer dans l'oubli. Les Ephémér-Idées ce sont ces fleurs de l'esprit, qui, colorées, donnent une vision de vie éclatante, charmante, et qui finissent par tomber, fanées, au pied de l'arbre toujours aussi vigoureux.
Si je tenais un liste des Ephémér-Idées qui ont rythmé mon quotidien, j'y consignerai de vagues remords, de fugaces coups de coeurs, des millions de fausses illuminations, une certaine quantité d'arrangements temporaires avec la réalité. Etrangement, ces Ephémér-Idées soulignent et définissent ma personnalité autant que les idées fixes, les obsessions vieilles de plusieurs décennies, les amours éternels, les réminescence d'un passé toujours présent. Comment réussis-je à me répartir sans trop de conflit entre la part changeante et la part constante? Ces deux pôles s'influencent-ils l'un l'autre? Existe-t-il une frontière à laquelle ils se confondent? Une ligne où serait plantée une pancarte: No Man's Land cérébro-temporel?
J'ai toujours trouvé une chose étrange: au moment où l'Ephémér-Idée est la plus présente à l'esprit, elle prend une dimension indéniable d'éternité: il y a cette conviction que le ressenti, le pensé, l'évalué, n'est en rien un objet transient, mais bel et bien un nouveau facteur constant, une nouvelle réalité implacable à laquelle tout le reste de notre vie ne pourra échapper. Combien de fois est-on sûr d'aimer pour la vie? Combien de fois est-on persuadés d'être foutus pour toujours? Et quand on se résigne à ne finalement plus croire en ce qui nous a échappé à jamais sans espoir de retour?
Lesquelles de mes certitudes éternellement ancrées d'aujourd'hui ne se révéleront finalement qu'être des Ephémér-Idées demain?

mardi 9 novembre 2010

LadyBug



J'ai trouvé une tache rouge sur mon manteau noir. La tache rouge était animée. Je la regardai de plus près et je constatai qu'il s'agissait d'une coccinelle. Je me rappelle de ces années d'enfance où je croyais que les points noirs sur la carapace rouge symbolisaient l'âge de la coccinelle; la petite bête qui court maintenant sur le long de mon index aurait deux ans. Une éternité à échelle microcosmique.


Je me rappelle aussi de ces autres insectes rouges et noirs, que je confondais avec les coccinelles, les cordonniers. Je me rappelle de l'horreur avec laquelle je découvris un jour dans un buisson des milliers de cordonniers grouillant dans toutes les directions. Je sentais des fourmillements sur mes mollets et je baissai le regard pour voir des centaines de pattes et d'antennes qui remontaient le long de mes jambes. Je reculai, je me débattai, je frottai ma peau avec mes mains, je pleurai.


Si peu de différence entre une coccinelle et un cordonnier, à notre échelle humaine... mais quand l'un m'inspire dégoût, l'autre ne manque jamais de me plonger dans une sorte de quiétude poétique alors que je la dépose doucement sur la feuille d'un arbre.

Le Livre des Morts d'Inès




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Dans l'Egypte Antique (Kemet), lorsqu'une personne mourrait, on préparait son voyage pour l'Au-Delà, vers le Royaume d'Osiris. Les rituels funéraires connaissaient de nombreuses étapes; parmi elles la momification. Pour accompagner la momie dans son voyage, on plaçait à ses côtés dans le tombeau une collection de papyrus formant un Livre des Morts. Le Livre des Morts s'appelait Sortir au jour dans la tradition religieuse de Kemet. Il illustre toutes les étapes et épreuves que le mort devra subir, liste les incantations à faire aux dieux, le plaidoyer avec lequel il demandera l'absolution de ses péchés. L'étape la plus importante du voyage, c'est c'est l'issue du tribunal d'Osiris, la pesée de l'âme: la déesse Maât pose dans le plateau d'une balance le coeur du défunt et dans l'autre plateau une plume; si le coeur est plus léger que la plume, c'est-à-dire que l'âme est exempte de péchés qui l'alourdissent, le mort peut embarquer sur la barque solaire vers le Jour, alors que s'il est plus lourd, il est condamné à être mangé par Ammout, la déesse dévoreuse des morts.

L'écriture du Livre des Morts qui accompagnera l'égyptien dans son tombeau était une des tâches les plus importantes qu'il ait à accomplir durant sa vie.

J'ai voulu écrire le Livre des Morts d'Iset, celle qu'aurait pu être Inès dans l'Egypte Antique.

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Je suis couchée dans mon tombeau. Le froid de la mort m'habite, là où jadis j'eus des organes. Etrange sensation d'avoir les viscères dans les quatres canopes à mes pieds, et d'avoir des amulettes d'or dans le corps. Seul mon coeur est resté, siège de mon âme. Je n'ai plus d'yeux pour voir, mais je sais où aller. Je me lève dans un bruissement de papyrus se frottant sur les flancs de mon corps déshydraté. Je quitte mon tombeau. Les premiers pas de mon long voyage vers le Jour commence.


Ô Osiris, dieu des morts, toi l'éternellement beau Ounen-Nefer, le terrifiant et magnifique Grand Noir Ousim Kem-Our, je cherche mon chemin vers toi, je marche vers toi, tremblante de peur, mais exaltée par la promesse du salut que tu m'offres.

La salle funéraire, plongée dans l'obscurité, m'étouffe par son silence. Je la quittes. J'emprunte le long couloir, et au bout du long couloir, je vois l'escalier. Je descend les marches, une à une, mes mains de part et d'autre s'appuient sur les parois en pierre du passage étroit. Je quitte Kemet à jamais, et j'arrive dans le monde souterrain. Je quitte mon djet, mon enveloppe corporelle, et je ne suis plus que ka, mon moi métaphysique. Ma terre natale va-t-elle me manquer? Vais-je me souvenir de ma première vie ou les images et les sons s'effriteront au fur et à mesure que j'avance?

Ici, rien n'est semblable. Le temps n'existe pas, ni l'espace, ni le ciel, ni la terre. Mais comment continuer mon voyage? Dans ce monde où je suis aussi dépourvue d'expérience que de mes cinq sens?

Ô Rê, ô Soleil, Rempart contre les ténèbres, Combattant du Jour qui terrasse le chaos nocturne, vais-je réussir à te rejoindre? Quand chaque nuit Seth lance ses rayons sur le serpent Apophis alors que tu renaîs, je prie pour te voir apparaître, pour brûler dans tes lueurs mes peurs nocturnes, mon désespoir tapi dans l'haleine visciée des démons qui peuplent l'obscurité.

Je dois reconstituer le chemin pour avancer, je dois répondre aux énigmes. Je dois me transformer pour trouver la forme qui m'oriente. Je serai successivement un faucon d'or, un nénuphar, un héron ou une hirondelle. Je réussirai à remettre le ciel sur ma tête, la terre sous mes pieds, l'eau dans le lit du Nil et le feu derrière l'horizon.

J'arrive enfin sur la place, celle où se tiendra mon procès. Je vois la balance, où mon coeur sera déposé, je vois Ammout, la menaçante dévoreuse de morts à la tête de crocodile et au corps de lion. Je me sens petite, misérable; je suis terrifiée. Je dois m'avancer pour prendre la parole, mais j'ai l'impression que je ne réussirai à faire les trois pas qui me sont demandés. Au prix d'un effort aussi grand que celui qui m'aurait fallu pour inverser le cours du Nil, je marche jusqu'au centre de la place. Je suis dans le tribunal d'Osiris, je dois me défendre.

Ô dieux du ciel et dieux de la terre, ô vous qui êtes ici pour entendre de ma bouche la vérité, bien qu'omniscients, vous connaissez mieux que moi ma vérité, je vous invoque, je vous invoque, j'invoque votre clémence.

Je suis née, moi Iset, fille modeste de parents modestes,
J'ai aimé mes parents et j'ai pleuré leur mort,
J'ai dignement préparé leur après-mort.
J'ai grandi et j'ai essayé de ne blesser personne, mais j'ai blessé,
J'ai essayé de ne pas mentir, mais j'ai menti.
J'ai laissé la facilité parfois gauchir mes actes.
Mais les maux que j'ai fait je ne les ai pas souhaité.
Je n'ai jamais blasphémé Amon, j'ai été servante d'Aton
J'ai glorifié le nom de la mère Isis.
Moi Iset j'ai commis la plupart de mes erreurs par amour,
Car j'ai aimé, j'ai aimé, j'ai aimé.
Mon amour a parfois voilé ma vue et j'ai mal agi.
J'ai aimé mes parents, j'ai aimé mes soeurs, j'ai aimé mon frère.
Et plus je les ai aimé, plus il m'est arrivé de les blesser.
Mon coeur porte les cicatrices des sacrifices qu'ils ont fait pour moi,
Et j'ai essayé du mieux que j'ai pu d'être la fille qu'ils méritent, la soeur qu'ils méritent.
J'ai aimé, j'ai aimé, j'ai aimé un homme d'un amour brûlant.
Je lui ai donné ma vie à en disposer, je lui ai donné mon corps pour l'union,
Je lui ai donné mes pensées au point parfois d'oublier d'invoquer les dieux plutôt que de l'invoquer lui.
Moi Iset, je n'ai jamais offensé l'orphelin, je n'ai jamais levé la tête devant les aînés.
Je suis morte jeune, avant d'avoir pu enfanter, de la main de l'homme que j'ai aimé.
Car il n'est d'homme qui ne finisse pas par tuer l'objet de son amour, et il n'est femme qui ne souhaite pas mourir de la main de l'être aimé.
Moi, Iset, je vous demande, dieux du ciel et de la terre, l'absolution, et le passage vers le Royaume d'Osiris.
Nul n'a été exempt du péché, mais je demande la purification de mon coeur, qu'il soit plus léger qu'une plume.

Je n'ai pas eu le temps de refermer complètement la bouche après mon plaidoyer que je vois la déesse Maât s'approcher de moi, plonger sa main dans ma poitrine et en ressortir mon coeur. Elle dépose mon coeur sur un des plateaux de la balance, et sur l'autre elle laisse tomber une plume, cotonneuse, aérienne, comme la plume du duvet d'une colombe. La balance penche du côté de la plume, mon coeur a été lavé. Ammout laisse échapper un grognement de frustration à travers ses crocs de crocodile, elle ne me dévorera pas.

Le passage s'ouvre derrière Maât, et je cours maintenant presque comme si je volais, je cours vers l'embarcation que je vois au loin. Le bateau solaire est pris d'assaut par les défunts qui partent pour le Royaume d'Osiris. Je regarde autour de moi, et pour la première fois que je ne suis pas seule, que les foules se pressent de part et d'autre. Ont-ils toujours été là, avons-nous fait le voyage vers le jour ensemble? Je ne sais pas.

Je suis sur la barque solaire, elle continue de s'emplir. Quand plus personne ne peut monter, le bateau s'élance, et nous tous, qui sommes nés d'une larme de Rê, nous retournons nous fondre dans le Soleil.

dimanche 26 septembre 2010

Lisez-moi, je vis et je meurs dans vos yeux

Cher Monsieur le Lecteur,

Certainement avez-vous été surpris, en ouvrant votre boîte aux lettres, d'y trouver mon enveloppe. Son aspect peu ressemblant aux missives formelles à la blancheur industrielle, je l'ai voulu pour pouvoir faire danser dans vos prunelles une lueur d'étonnement. Je vous imagine chercher sur l'envers le nom de l'expéditeur, sans le trouver. Je vous imagine passer le doigt sous le pli scellé et déchirer le papier en suivant la rainure. Je vous imagine sortir de l'enveloppe une feuille pliée en quatre, puis la déplier. Je vous imagine étudiant brièvement mon écriture serrée avant de vous attaquer à proprement parler à la lecture. Je vous imagine arriver à la fin de ce paragraphe, à la fin de cette phrase vous demadant où puis-je bien vouloir en venir.

Tout ceci tient en trois mots simples : je vous aime. Vous vous demanderez certainement: ne pouvais-je tout simplement pas venir vous le dire, mon regard amarré dans votre regard? Non, ceci m'aurait été impossible; aussitôt vous verrais-je en face de moi attendant d'entendre ce qui vallut que je vous interrompe dans votre promenade matinale qui croise par hasard mon errance, je ne saurais que m'éclipser derrière une banalité de circonstance, une information à quérir, une maladresse agaçante. Je le sais pour l'avoir tenté plus d'une fois par le passé; voyez, vous-mêmes actuellement êtes en train d'essayer de vous rappeler en vain le visage de la passante qui vous demanda le chemin du musée, ou encore la voix de celle qui s'excusa pour vous demander l'heure. Cessez de vous creuser la tête: c'est que mon aspect si ordinaire, si commun, si peu intriguant, n'aura laissé aucune trace dans votre mémoire.

Je vous aime. Sans vous connaître je vous aime. Oh je ne suis pas une de ces groupies qui s'évanouit pour votre regard fait de deux diamants noirs ou pour votre sourire énigmatique. Je vous aime pour une raison que je ne connais réellement, si ce n'est qu'elle m'a imposé cette évidence avant même que j'aie posé un regard sur vous. Je vous ai toujours aimé, et la première fois que je vous ai vu, j'ai reconnu en vous l'objet de mes sentiments.

Lorsque l'amour est vécu au travers de soupirs distants, les pensées sont des caresses, les mots sont des baisers. Je vous écris pour vous donner la seule étreinte que je puisse vous donner; j'espère que la lecture suscitera en vous cette chaleur au corps que ressentent ceux qui se savent objet de désir. Au moment où je vous l'écris, vingt-quatre heures avant que vous ne la lirez, j'envie cette feuille de papier qui sera dépliée et tenue dans vos mains, à portée de votre pouls, à la lisière de votre souffle. Si j'étais moi-même de papier, j'aurais pris une paire de ciseaux pour tailler ma chair jusqu'à me donner comme contours exacts le pourtour de vos paumes. Ainsi auriez-vous pu me chiffonner en me serrant dans votre poing fermement; mes dernières secondes de conscience, juste avant que l'air ne me manque, je les aurais vécues compressée entre votre ligne de coeur et votre ligne de vie.

Lisez-moi, je vis et je meurs dans vos yeux.

Amoureusement,
Inès

mardi 21 septembre 2010

J'aime / J'aime Pas

J'aime:

le chocolat
le coca light
dormir
le goût du dentifrice
mon lapin
la belle langue persane
Shalom Auslander qui se lamente comme un prépuce
les chaînes de cheville
les bisous dans le cou
Marc-Edouard Nabe
la Négritude
le couscous au poisson
les secondes de plénitude juste après l'amour
mes moments de solitude avec un cake au citron et des rêves dans la tête
le téléphone portable quand il permet d'envoyer un message amoureux avant de dormir

J'aime pas:

les fruits de mer
les artichauts
l'odeur de l'essence
les cauchemars
les régimes qui ne marchent pas
les gens qui n'aiment pas les animaux
les files d'attente
Bernard-Henri Lévy
les silences gênants
me lever tôt
que les gens pardonnent aux êtres les plus exécrables sous prétexte de "génie" ou réussite
la rentabilité
les gens qui changent d'attitude juste après avoir obtenu ce qu'ils voulaient
voir passer le temps trop vite
avoir raté John Lennon de moins d'une année
l'amour quand il arrive au bout
quand je ne suis pas satisfaite de mon point final.

dimanche 19 septembre 2010

Le soliloque du Minotaure

Sombre et humide. Froid. Puant. Je connais chaque détour, chaque coin, chaque mur de mon domaine; je l'aime autant que je le déteste. Je ne connais que lui; je ne connais pas le soleil dont parfois j'aperçois l'éclat indirect comme un écho lointain lorsque la porte du sous-sol s'ouvre pour qu'on dépose ma nourriture. Je m'y ennuie tant que je parle aux pierres. Elles ne répondent pas; personne ne m'a jamais parlé. Ils me mentionnent dans leurs cris d'effroi avant que je ne les tue, mais ils parlent du Minotaure, ils ne parlent pas au Minotaure. Je ne sais même pas si je possède un prénom au-delà de l'appellation descriptive de ma monstruosité.

Je ne sais pas pourquoi tu me gardes en vie sous terre, dans cette tombe en dédale. Tiens-tu secrètement un peu à moi parce que je descends des entrailles de ta femme, la reine devenue la putain d'un taureau? Te hais-tu toi-même plus que tu ne me hais, au point de vouloir t'infliger ce fardeau toute ta vie?

Mes cornes et mon museau sont une exposition obscène à la face du monde de ta désobeissance à ton dieu. Je sais penser comme un homme, mais je ne sais pas si je sais me conduire autrement que comme une bête. Lorsqu'une fois tous les neuf ans tu me fais cadeau de quatorze jeunes gens, je trompe mon ennui par ce jeu de chasse sauvage qui te conforte dans la certitude que je ne suis pas comme toi; que je suis le monstre; que les monstres sont confinés dans les labyrinthes. Je poursuis les jeunes gens dans les longs couloirs de mon repère; je les laisse d'abord s'égarer, se séparer, se perdre tous de vue. Je pourrais fondre sur eux en quelques instants et clore leur existence sous la violence carnassière du Minotaure, mais j'aime sentir l'excitation monter lentement en moi. Je me délecte pendant de longues heures du bruit de leurs pas et de leurs respirations saccadées. J'aime la crampe voluptueuse qui me noue le bas-ventre lorsque l'un d'entre eux, seul dans l'obscurité, bute sur un mur; je m'approche vivement de ma victime et presse mon corps contre le sien, jusqu'à l'immobiliser entre la pierre et ma poitrine faite comme d'acier, jusqu'à lui en couper le souffle. Les sept jeunes filles qui sentent la peur et les cheveux en sueur, je les désire ardemment. Je les tue plus lentement que les sept jeunes hommes, dont j'ai aussi parfois envie comme s'ils étaient des femmes. La satisfaction intense qui m'habite quand je déchire à mains nues leurs corps, quand je plonge ma gueule dans leur cage thoracique écartelée pour mordre dans leurs organes encore chauds de vie, quand le sang coule comme une rivière visqueuse sous ma langue, est le point culminant de ma chasse. Je n'ai jamais connu d'autre joie que celle-ci; je me demande presque si eux tous hors du labyrinthe ne donneraient pas tout ce qu'ils chérissent pour pouvoir ressentir un court instant un seule de ces émotions si brutalement exaltante.

Après mon festin, quand je retourne sur ma couche de paille et de fange, quand la tension retombe et que la torpeur me gagne petit à petit, le malaise et la honte me prennent, et c'est dans ces moments que je te hais le plus de m'avoir réduit à l'état de monstruosité. N'as-tu jamais voulu faire vivre l'homme qui est en moi? Si je n'avais pas été confiné dans un dédale, aurais-je pu devenir un être dont on dépasse la face animale au regard bovin pour en aimer l'âme, le coeur?

Et si la prochaine fois je tentais de résister à leur chair et devenais plus homme que taureau? Et si je ne faisais rien sinon les laisser déambuler dans les couloirs de pierre, si je m'obligeais à feindre le sommeil pour pouvoir les observer un peu sans cette expression d'horreur qui déforme leur visage à ma vue? Et si un de ces jeunes hommes blonds à la carrure princière que je verrais approcher à travers mes paupières mi-closes, dont les pas résonneraient lourdement à mes oreilles bien qu'il tenterait de se faire aussi silencieux que possible, et si lui aussi avait envie de voir de près mon visage, de me connaître?

Et si je cessais de toujours faire le monstre, verrais-tu enfin ce que je sais depuis toujours: que le vrai père du Minotaure n'est pas un taureau, mais le roi Minos?

mardi 7 septembre 2010

Jivago mon Amour


Mon premier Docteur Jivago s'appelait Omar Sharif. Il étreignait Lara, et ils étaient allongés sur un lit aux draps blancs, habillés de chemises de coton et de leur amour. J'étais le témoin intrus de la scène, et je retenais ma respiration pour ne pas briser le silence intime des amants figés sur ma rétine. Yuri Jivago, sombre et lumineux, déchiré dans son amour et dans sa passion, m'envoyait depuis sa lointaine Russie sa mélancolie qui traînait à la comissure de ses lèvres et qui coulait dans mes larmes salées.

Mon deuxième Docteur Jivago était un lâche au coeur tendre, un homme-enfant aux murmures de velours. Avais-je toujours su qu'il était incapable de me suivre jusqu'au bout, qu'il était capable de me laisser seule dans le noir sans indication du chemin de retour? Oui, je l'avais toujours su, mais cela ne changeait rien, ni alors, ni maintenant. Le-petit-Youra-dans-un-corps-d'adulte lisait de la poésie qui le dépassait. Il me donna des mots qui me rendirent meilleure mais qu'il ne comprit jamais lui-même.

Mon troisième Docteur Jivago était une illusion trompeuse qui m'infligea des blessures réelles. Yuri-de-contrefaçon, amour-haine fantasmé sans être jamais vraiment vécu, il joua à un jeu qui lui brûla les ailes et qui me vieillit un peu. Trébuchement après trébuchement, il me mena à chercher la compagnie de ce dont j'ai toujours voulu m'éloigner. Miroir aux alouettes où je vis mon propre reflet pour la première fois, démonstration par l'absurde.

Mon quatrième Docteur Jivago vivait dans l'encre de la plume de Boris Pasternak. Sous les aspects d'un monologue sibérien je m'éveillai à la nécessité de romancer pour conjurer ma mémoire trop vivace et rejouer mes drames manqués ou réels. Yuri-le-poète, mon meilleur compagnon, interlocuteur interne de mes préoccupations métaphysiques, qui imprime sa touche discrète dans mes mots et mes images.

Mon cinquième Docteur Jivago était un inconnu qui me connut dans mes retranchements les plus profonds et dont je ne réussis jamais à percer vraiment le mystère. Quand je posais mon oreille sur la poitrine de Yuri-le-soldat je ne sentais pas son coeur battre; quand il posait un regard sur moi je frissonnais, mélange de peur et de désir. Je ne sus jamais s'il était mort de l'intérieur où s'il n'avait jamais vécu. Les dernières traces du poison de son âme - ou de son absence d'âme - continuent à courir dans mon sang et éveillent la douleur d'une brûlure au corps, l'urgence incandescente des cinq sens en attente d'une proie ou d'un prédateur.

Mon sixième Docteur Jivago est un rêve, un mirage que je n'ai pas encore saisi, que je n'ai fait qu'entrevoir, mais que j'aime déjà plus que moi-même. Yuri Jivago qui caressa mon coeur par un mouvement esquissé dans la brume de mes songes nocturnes tourne en rond jusqu'à trouver mes traces de pas, jusqu'à ce que je croise son sentier.

Jivago mon Amour, dont je serai la Tonya et la Clara à la fois.

lundi 9 août 2010

Le banquet des corbeaux


Les ailes noires couvraient le ciel. Il me venait de ce sombre nuage des cris rauques et des sifflements aigüs. Alors qu'ils me survolaient, les corbeaux noyèrent mon âme dans une vague de peur et de désespoir. Je voulais fuire l'essaim, mais leur mouvement n'avait pas de sens pour me permettre de courir à contresens. J'aurais aimé avoir quelque chose à étreindre pour me rassurer, mais mes mains glacées ne trouvèrent que le contact du tapis d'herbe sèche et coupante quand elles arrêtèrent ma chute en avant. Allongée face contre terre et dos face aux corbeaux, mon corps entier n'était qu'un frisson de terreur et de dégoût.

Soudain, je fus balayée par une vague d'air fétide, et tout fut silencieux. Je levai la tête pour voir que les corbeaux s'étaient tous posés au sol et me regardaient, immobiles. Ils formaient un cercle dont j'étais le centre et dont je ne pouvais évaluer le rayon qui se perdait au-delà des limites de ma vue. Les milliers d'yeux noirs brillaient comme des gemmes noires. L'un d'eux s'avança alors. Il traversait les rangées successives et les autres s'écartaient sur son chemin. Il s'arrêta à quelques pas de moi. Il était plus petit que les autres corbeaux et ses deux orbites étaient vides. Les plumes au niveau de son cou avaient été arrachées, laissant apparaître une blessure fraîche, suintante. Ses ailes touchaient le sol, disproportionnées par rapport à ce corps malingre et décharné.

Il resta longtemps immobile, comme s'il me fixait de ses yeux qui n'existaient pas. Il ouvrit le bec et il poussa un cri long, terrifiant, perçant. Puis le cri se mua petit à petit en un rire, un ricanement de corbeau aussi venimeux pour l'âme qu'une morsure de serpent. Le rire se prolongea, devint de plus en plus humain. Il devint mon rire. Et mon rire mourut dans la gorge du corbeau pour devenir mes pleurs. Mes pleurs d'enfant terrifiée. Et le corbeau dit, de ma propre voix d'enfant:

Je suis ta première peur; tu m'as chassée, tu as voulu m'exorciser. Mais personne ne vainc sa première peur. Je suis le passager invisible de toutes tes pensées. Lorsque tu refuses de me nourrir, je me nourris de toi.

Il s'avança vers moi, d'un bond se posa sur mon épaule, et avant que je puisse réagir pour l'en chasser, il transperça d'un coup de bec ma jugulaire. Le sang palpita hors de la plaie et le corbeau aveugle buvait goulument de cette fontaine rouge. Il redescendit sur terre et me fit face: dans ses orbites luisaient deux yeux rouges, son plumage avait repoussé et son corps était revigoré. Je défaillis et roula sur le côté. Juste avant de fermer les yeux je vis les innombrables corbeaux s'approcher lentement de moi. Ils étaient mes toutes mes peurs; ils convoitaient mon sang.

Le banquet des corbeaux dura toute ma vie.

dimanche 8 août 2010

Conversation avec une rivière



La rivière m'était apparue nimbée de lumière blanche comme dans un rêve. Sa surface habituellement tumultueuse était maintenant lisse et je l'entendais me murmurer de douces paroles apaisantes. Je me suis alors assise sur la berge et je lui ai répondu. Nous parlâmes des heures de toutes les saisons et de toutes les époques et de tous les hommes qu'une rivière accompagne dans leurs vies et dans leurs morts. Etendue, elle était constamment ici et ailleurs en même temps, son corps épousait les limites de son lit et ses gouttes d'eau étaient les cellules élémentaires transitoires d'un organisme continu et pérenne. Mon âme de femme ressemblait peut-être à une rivière métaphysique, dont les souvenirs étaient la matière, dont les émotions étaient la course dans le pays au relief inégal, dont les blessures ouvertes étaient ces pierres émergentes que l'eau doit contourner avec une agitation tourbillonante, dont les idées s'entrechoquant selon des trajectoires aléatoires étaient des poissons de tailles et couleurs différentes.

Je plongeai le bout des doigts dans le courant glacial. Après un premier frisson qui me parcourut le bras puis l'échine, la température fraîche me sembla caressante, comme le baiser d'un amant sur ma main. Je demandai à la rivière de quoi elle vivait, elle me répondit de sa source, et je lui demandai de quoi sa source vivait, et elle me répondit d'elle-même.

Je me levai et entrai doucement en marchant dans la rivière jusqu'à ce qu'elle me chatouille à hauteur des genoux. Mes pieds s'enfoncaient dans le fond meuble recouvert d'un tapis de galets polis. Elle me demanda comment était-ce de ne pas courir seule comme une rivière, je lui répondis que nous courrions toujours seuls quoi que nous fassions, que nos chemins étaient au mieux parralèles sur une poignée d'heures, de jours ou d'années, avant d'inévitablement se briser et diverger.

Je m'arrêtai d'avancer lorsque l'eau atteint le niveau de mon menton. La rivière était aussi chaude que ma peau, ou alors ma peau était aussi froide que la rivière. Je lui demandai pourquoi elle ne m'avait pas appelée plus tôt à elle, elle me répondit que seules entendaient son appel celles qui finissaient par abattre les forteresses de leur moi pour laisser les flots salvateurs de l'oubli les submerger.

Je continuai d'avancer et disparus pour toujours, dissolue par l'eau comme une poupée de sucre. Je devins un des nombreux esprits que chariait la rivière; elle était désormais ma monture et elle me transporterait sur des nuits et des jours jusqu'à ma destination finale: l'embouchure maritime, frontière de l'eau douce et de l'eau salée.

La fin d'une rivière est une mer, et la fin d'une femme est une larme.

vendredi 30 juillet 2010

11:30

Il était une fois un petit garçon qui détestait l'école. La grammaire l'ennuyait, les mathématiques lui causaient des maux de tête, la géographie lui faisait perdre le Nord. Il était le dernier de la classe, et cette situation désespérée n'était pas sur le point de changer. Il ne s'entendait pas avec ses camarades de classe, qui le mettaient à l'écart et le qualifiaient de bizarre, sans qu'il sut exactement pourquoi. D'ailleurs, il semblait également attirer l'inimité des adultes: il était toujours puni par les professeurs même pour des bêtises qu'il n'avait pas commises, accusé de vol par les caissières quand il n'en était rien, soupçonné par les voisins de causer des dégâts dans leur jardin dont il n'avait jamais été responsable. Il n'y avait guère que sa mère, avec qui il vivait seul, qui lui témoignat de l'amour et de la bienveillance; elle le réconfortait de ses difficultés avec les autres en lui assurant que tôt ou tard, chacun finissait par trouver la place dans le monde qui devait être la sienne.

Ce matin-là, à l'école, on passait les épreuves trimestrielles. Assis au fond de la classe comme à son habitude, le petit garçon était bloqué sur un problème de géométrie auquel il ne comprenait rien. Ses yeux faisaient des aller-retour incessants entre sa feuille désespérément blanche, l'horloge murale qui lui faisait face et ses camarades qui ne cessaient de remplir des pages et des pages de calculs. Le surveillant le regardait avec un air mauvais, l'air de lui dire qu'il allait bien finir par l'attraper en flagrant délit de triche. Quand l'horloge murale afficha 11:30, la panique prit le petit garçon au ventre. Il ne restait plus qu'une demi-heure et il n'avait même pas complété le moindre des six exercices de l'examen! Si seulement l'horloge pouvait s'arrêter le temps que je finisse l'épreuve!, se mit-il absurdement à espérer. Il replongea dans son problème de géométrie et tenta d'y trouver une solution tant bien que mal.
Quand il eut terminé la géométrie, il leva les yeux pour voir combien de temps il restait. L'horloge murale afficahit... 11:30... incrédule, le garçon se frotta les yeux pour dissiper l'illusion optique qui s'était sûrement jouée de lui. Il regarda de nouveau l'horloge murale... 11:30... l'horloge était sûrement en panne, c'était la seule explication plausible! Il voulut demander l'heure à son voisin de bureau (pour une raison qui lui échappait, sa mère lui avait toujours refusé d'avoir une montre), se tourna vers lui et le vit, la plume et la main immobiles, le visage sur lequel on lisait une expression de concentration comme figé. Le petit garçon l'observa un moment et il vit que son camarade ne clignait pas des yeux. Il se tourna alors vers le reste de la classe et vit que de la même façon, tous les élèves ainsi que le surveillant, tous étaient totalement immobiles. Il ouvrit grand la bouche, et s'il avait été un peu moins bouleversé par cette surprise, aurait pu en sortir un cri de joie: il avait figé le temps!

Bien vite, dans son euphorie, il tenta de se raisonner, de se dire que ce moment de grâce ne durerait pas et qu'il fallait en profiter. En un éclair il se rendit au premier rang de la classe, pris la copie du meilleur élève, en copia tout le contenu sur sa propre copie, revint s'asseoir à sa place au fond et heureux comme il ne l'avait jamais été, attendit que le monde reprenne sa danse habituelle. Il attendit. Longtemps. Rien ne se passa.

Il se dit alors que certainement, comme il avait arrêté le temps, il suffisait de vouloir très fort le redémarrer pour qu'il le fasse. Mais avant cela, il comptait bien profiter de cette occasion unique pour faire tout ce dont il avait toujours rêvé. Il sortit de la classe au pas de course, se rendit dans la classe d'à côté, où tout le monde était figé aussi en plein examen, se dirigea vers une jolie fille brune aux longues nattes assise au troisième rang, une jeune fille de deux ans son aînée dont il avait toujours été secrètement et désespérément amoureux sans qu'elle ne remarque jamais jusqu'à sa simple existence. Il se pencha et déposa un long baiser sur ses lèvres figées. Exultant, il quitta en courrant la classe et se rendit dans le préau, où il joua jusqu'à épuisement à la balançoire dont les autres écoliers ne lui laissaient jamais l'accès. Puis il se rendit d'un pas joyeux au supermarché remplir ses poches de bonbons. Il s'assit sur un banc de la grande place du centre-ville et les avala littéralement en se délectant du spectacle de ces dizaines de passants immobiles comme des statues, parfois dans des positions comiques. Il trouva un pickpocket en train de s'emparer du portemonnaie d'une dame, alors il le remplaça par un moineau figé qu'il prit sur une branche. Il riait d'avance de la stupeur du pickpocket quand le temps reprendrait.
Quand il se fut bien amusé, il retourna tranquillement à l'école. Une fois assis, sa copie sous ses yeux, il se concentra très fort à vouloir que le temps reprenne son cours. Au bout de quelques respirations, il regarda autour de lui. Rien n'avait changé, tout le monde était resté figé. Il se reprit à plusieurs reprises, mais à chaque tentative, il échoua. Il essaya de toutes ses forces, mais rien ne se produit. Il partit en courant de l'école et rentra à la maison, pour trouver sa mère immobile dans la cuisine. Elle avait été figée alors qu'elle sortait un gâteau du four, le gâteau préféré du petit garçon, au chocolat et aux amandes, qu'il lui avait demandé la veille. Il eut beau l'appeler, la secouer, la bousculer, elle ne s'anima pas. Un violent malaise le prit et il ne put que hurler sa rage, sa culpabilité, son désespoir d'être aussi impuissant.

****************
Il parcourut toute la région à la recherche d'un signe de vie, mais partout il ne trouva que des statues, partout il était 11:30 et partout la nuit n'existait plus. Il parcourut tout le pays, il parcourut le continent, puis les cinq continents. Le monde n'était plus qu'immobilité et silence. Au cours de son errance désespérée, il était devenu un homme, un très beau jeune homme au teint pâle et à la longue chevelure noire comme la nuit. Ses yeux avaient pris une teinte grise étrange et magnifique; cependant, une ombre de tristesse les habitait en permanence.

Quand il eut fini d'arpenter le dernier endroit sur Terre qu'il lui restait à visiter, une petite île volcanique sur le flanc de laquelle quelques rares maisons s'accrochaient, à l'intérieur desquelles il ne trouva que des statues humaines, il s'effondra. Pas même une larme ne put couler de ses yeux, tant la douleur était au-delà de toute forme d'expression. Face contre sol il resta apathique, aussi immobile que les statues qu'il rencontrait partout. Il n'avait d'autre projet que de se laisser mourir là. Soudain, quelque chose toucha son épaule. Cela résonna dans le corps du jeune homme comme une onde de choc. Il se retourna sur le dos, sous le coup de la surprise. Là il vit penché sur lui un très vieil homme au visage ridé et maigre. Ses yeux à la cornée jaunie le fixaient avec un air indéchiffrable. Le jeune homme n'en revint pas. Il se releva tout en observant avidemment l'inconnu. Debout, il constata que le vieil homme malingre lui arrivait à peine au niveau du nombril. De plus, ses oreilles étaient légèrement pointues et les doigts de ses mains décharnées anormalement longs au vu de sa petite stature; il avait posé à côté de lui un vieux sac en jute usé de partout, sale d'avoir visiblement été traîné dans toutes les poussières que contient le monde. Derrière lui, à distance respectable, il découvrit une foule dense d'êtres tout aussi merveilleux et inhabituels que le vieil homme - des magnifiques femmes lumineuses, de vieilles et laides sorcières, de géants hommes, des arbres animés, des animaux habillés comme des humains et parlant entre eux, des objets vivants par eux-mêmes, et tant d'autres encore. Tous sans exception étaient maigres et tenaient à peine debout.

- Nous t'avons enfin trouvé, dit le vieil homme d'une voix lasse.
- Trouvé? Me cherchiez-vous? Et comment se fait-il que vous ne soyez pas figés comme tous les autres?
- Mon jeune homme, je viens du Pays des Chimères Nocturnes. Notre monde naît des faiseurs d'histoires humains et se nourrit des rêves de ceux qui les écoutent et lisent. J'existe parce qu'un jour un d'entre vous m'a écrit sur le papier, mais je meurs de faim aujourd'hui parce que plus personne ne me nourrit de son imagination. Aujourd'hui la détresse et la famine détruisent notre monde et nous sommes voués à une lente extinction. Nous sommes sortis de notre pays et nous avons compris bien vite que le temps avait été arrêté, d'où la disparition des rêveries des hommes. Tu es notre dernière chance.
- Hélas je ne peux rien ni pour vous, ni pour moi... je suis aussi impuissant que vous face à cette situation.
- Non. Tu es beaucoup plus puissant que tu ne le croies. Tu as été incapable d'agir que parce que tu ignores qui tu es.
- Qui je... suis? Je ne comprends pas...
- Arrêter le temps n'est pas un pouvoir donné aux humains. Tu ne le possèdes que parce que tu viens du Pays des Chimères Nocturnes. En même temps, vivre toute une vie parmi les humains est impossible pour un habitant de mon pays né de l'imagination, tu es donc aussi un humain. En réalité tu né de l'union d'un homme du Pays des Chimères Nocturnes et d'une humaine. Par chez nous, nous connaissions bien ton nom, car tu es le fils de notre Roi. Nous croyions pendant toutes ces années que ta mère et toi étiez morts. Quand nous avons vu le temps arrêté, nous avons compris que tu étais encore vivant, et nous sommes venus à ta recherche.
- Mon père... un roi... ? Je n'ai jamais connu mon père et ma mère ne m'en a jamais parlé.
- C'est qu'elle n'en avait pas le droit. Laisse-nous te mener à ton père.

Et le petit homme saisit le vieux sac de jute et l'ouvrit. Au fond du sac, on ne voyait rien qu'une drôle de lumière rouge. Les créatures qui se tenaient debout derrière le vieil homme s'approchèrent et une à une, sautèrent dans le sac pour disparaître dans la lumière rouge. Quand tout le monde fut passé, le jeune homme fut invité par le vieux nain à en faire de même. Il sauta dans la lumière rouge et s'endormit doucement au son d'une berceuse alors qu'il attérissait comme une plume sur un épais tapis d'herbe bleue.

*******************
Il se réveilla dans un lit confortable. On l'avait changé et lavé. Il s'assit au bord du lit et se leva lentement. La pesanteur dans le Pays des Chimères Nocturnes était différente de celle dans le monde des humains, le jeune homme avait l'impression de ne rien peser, comme ces astronautes sur la Lune qu'il regardait à la télé quand il était encore enfant. Il quitta sa chambre pour arriver dans un couloir sombre qu'il traversa, guidé par la lumière qui filtrait sous une porte tout au fond. Quand il y arriva, il frappa et attendit qu'une voix l'invitait à entrer. Il entra dans une pièce aux murs totalement blancs et extrêment froide. La chambre était totalement dépouillée à l'exception d'un bloc de glace au centre, à côté duquel était debout un homme coiffé d'une couronne rouillée - le Roi.

- Approche-toi, mon fils., dit-il.
Avant que le jeune homme eut le temps de parcourir la moitié, le Roi avait déjà accouru vers lui pour le prendre dans ses bras; l'étreinte dura longtemps, dans le silence ponctué par les pleurs de joie du Roi. Quand il s'en écarta, il le pris par la main et le mena vers le bloc de glace. Le jeune homme vit alors qu'une jeune femme en était prisonnière, une expression de surprise sur son visage. Elle ressemblait tant à sa mère qu'il crut d'abord que c'était elle.
- Ta soeur, répondit le Roi à la question avant qu'elle ne fut formulée. Elle est prisonnière de ce bloc depuis le jour tragique où je vous ai perdu ta mère et toi.
- Raconte-moi tout. Et aide-moi à redémarrer le temps.
- Je peux te raconter notre histoire; mais pour ce qui est du temps..., dit-il en tournant un regard chargé de larmes vers la jeune femme congelée.

Il entraîna son fils hors de la chambre blanche et le mena dans un petit salon aux murs décrépis. Ils s'assirent chacun sur un fauteuil aux couleurs vieilles. Ils se faisaient face. Le Roi dit alors:

- Quand je n'étais que jeune prince, j'étais aventurier et téméraire. Je faisais de nombreuses incursions dans le monde des hommes, sans jamais bien sûr enfreindre la loi suprême de notre pays: ne jamais se faire voir par les humains. En effet, l'existence de notre royaume n'est possible que dans la mesure où nous restons des rêves et des histoires pour les humains; si notre monde était révélé à l'autre, nous cesserions d'être des Chimères pour devenir une réalité, et nous ne pourions plus nous nourrir de pensées, sans pour autant pouvoir se nourrir comme des hommes; nous disparaîtrions bien vite. Un jour, il me prit l'envie de visiter ce qu'on appelait une ville dans le monde réel. J'attendis la nuit et m'aventurai dans une ville choisie au hasard. Cette découverte m'émerveilla tant que je pris l'habitude de me rendre à la ville; je passais des nuits entières à sauter de toit en toit, à regarder ce qui se passait derrière les fenêtres des habitations. C'est là que je vis ta mère pour la première fois. Elle dormait paisiblement et j'en tombai amoureux immédiatement. Je passai depuis toutes mes nuits à venir l'observer dans son sommeil. Un jour, n'y tenant plus, je l'enlevai en l'emmenai dans le Pays des Chimères Nocturnes. Quand elle se réveilla, une fois sa peur passée, nous passâmes deux années à nous aimer en secret, et de notre union nacquirent des jumeaux, ta soeur et toi. De part votre naissance princière, vous êtes venus au monde avec de puissants pouvoirs: tu peux ralentir ou arrêter le temps, alors que ta soeur peut le redémarrer ou l'accélerer. Hélas, mon père, qui était Roi à cette époque, commença à se demander pourquoi je refusais toutes les propositions de mariage qu'on me soumettait et pourquoi je m'absentais si souvent du Palais. Il me suivit la nuit tombée et quand il découvrit mon secret, il entra dans une colère noire. Il lâcha sur moi les soldats qui formaient son escorte. Je fus fait prisonnier. Avant d'avoir été attrapé, je réussis néanmoins à cacher mon épouse et mes enfants, en leur ayant indiqué l'endroit de la plus proche sortie vers le monde des hommes. Je fus jeté dans un cachot sans avoir vu ce qui arriva ensuite. On me raconta que tous trois vous étiez morts et je ne pus que le croire. Je restai prostré dans le plus sombre désespoir pendant des années. Un jour on me relacha: mon père venait de mourrir et je devais donc être proclamé roi. Je pris possession de ma fonction et celui qui fut chambellan de mon père vient un soir frapper à ma porte. Il ne supportait plus le poids du secret et voulut me révéler la vérité: ma fille n'était pas morte, elle avait été arrachée in extemis aux bras de votre mère alors qu'elle franchissait avec vous la porte du monde des humains et elle avait été emprisonnée d'un bloc de glace par un maléfice, condamnée à vivre et grandir à l'intérieur, consciente de l'immobilité, consciente du froid, consciente de la solitude. Il en fut ainsi car mon père n'a pas eu le coeur de supprimer celle qui était malgré tout sa petite-fille, tout en étant conscient que son existence même était un danger pour la stricte séparation des deux mondes et donc pour la perennité du monde des Chimères Nocturnes. Quant à ma femme et à toi, le chambellan m'apprit qu'il n'avait jamais su ce que vous étiez devenus, mais des rumeurs circulaient que mon fils ne pouvait être que vivant, étant donné qu'on avait découvert que la grave famine qui sévissait dans notre pays était due à un arrêt du temps dans le monde des hommes. Une expédition s'était mise à ta recherche et depuis je ne fais que t'attendre, tout en tenant compagnie à ta soeur.

Il fallut plusieurs minutes au jeune homme pour digérer tout ce qu'il venait d'apprendre: ses origines, l'histoire tragique de ses parents, l'existence d'une soeur.

- La seule personne à pouvoir faire repartir le temps est ta soeur, or elle est prisonnière. Il faudrait pouvoir la libérer, mais bien que j'aie tout tenté, elle est toujours sous ce maléfice.
- Existe-t-il seulement un moyen?
- Il en existe un, et tu es le seul à pouvoir le mettre en application.
- Lequel?
- De par votre jemellité, ta soeur et toi êtes les deux moitiés de la même âme. Il existe un état de conscience modifié où ces deux moitiés d'âme peuvent entrer en contact et former une synergie assez puissante pour briser cette glace. Mais sache que l'exercice est risqué: si vous échouez, ton âme peut rester à jamais prisonnière dans la glace, aux côtés de ta soeur.
- Je n'ai d'autre solution que d'essayer.

Il se rendit dans la chambre blanche auprès de sa soeur. Il la regarda, longtemps. Rien ne se passa. Il passa là des heures à tenter de toucher sa moitié d'âme, sans succès. Epuisé de ses efforts, il commençait à s'affaiblir et à sombrer dans le sommeil. Juste avant de s'endormir pour de bon, dans cet état si particulier entre la veille et le sommeil, il sentit une voix lui parler. Surpris, il tendit l'oreille et ressentit plus qu'il n'entendit que cette voix venait du cerceuil de glace. Dans cet état de torpeur il rencontra l'âme de sa soeur pour la première fois. Leurs âmes conversèrent longtemps; toute une vie qu'il ne soupçonnait pas jaillissait de cette interaction métaphysique. Ils se rappellèrent avoir été un jour une seule âme séparée en deux, ils se virent enfants se complétant, ils se souvinrent de notre déchirante séparation. Il vit une vie de glace défiler derrière ses paupières closes et elle vit derrière les siennes une vie d'errance dans un monde figé. Ils avaient vécu les mêmes souffrances dans deux destins parallèles. Un torrent de larmes inondait les joues du jeune homme, ses membres tremblaient. Une étreinte glaciale le sortit de cet état et il se réveilla tout à fait: il ouvrit les yeux pour constater qu'il était en train de serrer dans ses bras sa soeur pour la première fois. Quand elle leva sur lui un regard qui lui rappella à la fois sa mère et lui-même, il se sentit pour la première fois parmi les siens.
Main dans la main, ils allèrent trouvr leur père dans le salon usé où il faisait les cent pas pour conjurer son angoisse. Le bonheur d'avoir retrouvé ses deux enfants se submergea tout à fait et il lui fallut s'asseoir pour se resaisir et les contempler à sa guise. Après ces belles retrouvailles les jumeaux se hâtèrent dans le monde des hommes où il était encore 11:30. Il montra à sa soeur le monde dans lequel il évoluait. Ils se rendirent chez lui, auprès de la statue de leur mère. Elle était figée dans sa jeunesse, si bien qu'aujourd'hui elle semblait plus jeune que lui, son fils. Puis la soeur du jeune homme fit repartir le temps.
Ils rentrèrent tous trois dans le Pays des Chimères Nocturnes. Le Roi et son épouse retrouvée, devinrent, de mémoire de Chimère, les plus justes des monarques. Le prince et la princesse mirent leurs pouvoirs et leur condition particulière de mi-humains au service du royaume. Il devins un diseur d'histoires reconnu et elle devint une musicienne sans égale, car écrire des histoires, c'était arrêter le temps, et jouer de la musique, c'était faire défiler le temps.

vendredi 16 juillet 2010

La jeune fille sous le clair de Lune



D'aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours été mélancolique. Enfant, j'avais développé un goût pour la solitude qui ne m'avais jamais quitté en grandissant; les autres m'ennuyaient, et je m'en étais toujours senti si éloigné, si différent. L'art avait été, au long de mon existence, le seul remède contre mon mal: il n'y a guère que lorsque je peignais que je me voyais clairement, il n'y a guère que lorsque j'écrivais que je me comprenais moi-même, il n'y a guère que lorsque je jouais de mon violon que je savais véritablement parler à voix haute. En dehors de ces ilots de survie, rien ni personne ne me rattachait ici. Je n'avais jamais aimé, et si j'avais été aimé, je n'en avais jamais rien su.

Au cours de mes après-midi longues et vides, j'avais pour habitude de me rendre aux différents musées de ma ville, d'y flâner, de me plonger dans les oeuvres de ceux qui comme moi vivaient avec le mal de vivre en eux. Parfois, un tableau m'inspirait et je passais des heures à le reproduire dans mon cahier de croquis. Un jour, un tableau changea ma destinée.

Ce tableau venait d'être exposé au musée. Je n'avais jamais entendu parler de l'artiste auquel on devait cette oeuvre. Le hasard avait fait que je me trouvais au musée ce jour-là. La foule qui se pressait devant ce tableau attisa ma curiosité et je voulus voir l'objet de cette agitation. Je me frayai avec grande difficulté un passage vers la toile, tant le groupe des curieux et des admirateurs était dense.

Quand j'arrivai enfin devant le tableau, je pus enfin lever les yeux sur lui et le voir pour la première fois. Je n'avais jamais rien vu de plus beau de toute mon existence. Devant moi, je vis une paisible clairière plongée dans la douce lumière d'un clair de Lune. Au milieu de cette clairière bordée de grands conifères, il y avait une petite étendue d'eau, comme un petit étang. Le croissant de Lune se reflétait sur la surface lisse et sans défaut de l'eau. Autour de la petite marre, les herbes folles formaient un tapis foisonnant, sur lequel il devait être si doux et confortable de s'endormir. Au bord de l'étang était penchée une jeune fille. Elle était entièrement nue et ses vêtement trainaient en petit tas négligé derrière elle. A genoux, le mains enfoncées dans l'herbe tout au bord de la marre, elle regardait son reflet dans l'eau. De son reflet ou de celui de la Lune, je ne saurais dire lequel illuminait le plus intensément la scène. La peau brune de la jeune fille, ses longs cheveux noirs et lisses laissés en liberté sur ses épaules et son dos, ses courbes sinueuses, ses membres délicats, son visage aux traits fins et parfaits à l'expression mélancolique et grave, tout dans cet être m'émut si fort, que j'en eus le souffle coupé. Sans que je puisse les retenir, de délicieuses larmes inondèrent mes joues. Je fermai les yeux pour mieux savourer le frisson voluptueux qui remontait ma colonne vertébrale.

Quand je les rouvris, il me fallut quelques secondes pour m'habituer à l'obscurité. Désorienté, je ne comprenais pas pour quelle raison tout autour de moi était si subitement sombre et silencieux. Quand je pus enfin voir distinctement ce qui m'entourai, je fus totalement stupéfait de reconnaître le décor du tableau que je contemplais. A ceci près que je ne regardais plus une toile, mais que j'évoluais dans la réalité qu'elle représentait. Je n'en croyais pas mes yeux, mais quel que fût l'effort que je fis pour me persuader que je devais être victime d'une hallucination ou d'un rêve éveillé, je ne pus totalement me convaincre de ces explications raisonnables, tant le réalisme de ce qui m'entourais était saisissant. Je ne pouvais qu'admettre que je me trouvais réellement dans ce décor.

Lorsque je fus remis à peu près de ce choc, une idée s'imposa à moi: la jeune fille devait être ici pas loin de moi! Je la cherchai du regard et la trouvai là où je m'attendais à la voir: au bord de l'eau, contemplant son reflet. Je m'approchai doucement d'elle pour m'arrêter à moins d'un mètre derrière elle et retins mon souffle alors que je contemplais son dos doucement caressé par la Lune. A cette distance, je me rendis compte qu'elle était en réalité en train de pleurer, doucement. Je ne sus que faire. Je sentis bien qu'elle ne s'était pas rendue compte de ma présence, et je restai là figé quelques instants à me demander comment m'approcher d'elle, comment lui adresser la parole, que faire pour la consoler. Au bout de quelques larmes, je l'entendis retenir son souffle, je la vis tourner la tête vers moi et me regarder, et je pus admirer le plus parfait des visages alors qu'une expression de stupéfaction et de colère s'y peignit. La jeune fille se jeta sur sa pile de vêtements, les serra contre elle, bondit sur ses pieds et courût disparaître derrière les arbres. Je courus derrière elle, mais elle connaissait visiblement bien la forêt car bien vite elle me distança. Quand je elle quitta totalement mon champ de vision, je n'eus d'autre choix que de rebrousser chemin jusqu'à l'étang. Je m'assis là où la jeune fille était agenouillée il y a peu de temps et me perdis dans mes pensées. Je savais que dans ce monde que je ne connaissais pas, rester près de l'étang représentait ma meilleure chance de la revoir. Car je désirais tant la revoir! Le bref instant pendant lequel son regard avait croisé le mien m'avait donné une certitude qui me suivrait pour le reste de mes jours: je l'aimais. Je l'aimais ardemment, passionnément. Elle s'était emparée de mon âme en un battement de cils, et je ne connaîtrais le repos qu'à condition de la retrouver.

Je ne sais pourquoi, je me mis à genoux et me penchai sur l'eau, exactement à la même façon de la jeune fille. Je scrutai un long moment mon reflet: mes cheveux châtain clair formaient des boucles folles sur ma tête, alors qu'une barbe de trois jours ombrageait les joues de mon visage olivâtre, alors que mes yeux noirs brillaient d'une drôle d'émotion. Je vis alors qu'au fond de l'étang, au même endroit que mon reflet, luisait quelque chose; il émanait de cet objet une faible et apaisante lumière bleue. Je n'arrivai pas à déterminer ce que cela pouvait bien être, mais je compris immédiatement que cette chose était la raison des pleurs de la jeune fille. Je tendis la main, mais alors qu'elle entra en contact avec la surface de l'eau, je fus surpris de ne pas pouvoir l'enfoncer, comme si l'étang était recouvert d'un plafond de verre.

Je ne sais combien d'heures je restai assis ainsi; assez longtemps pour que le soleil se lève. A la lumière du jour, la lueur bleue de l'objet était trop ténue pour être visible. Fatigué, je m'enfonçai dans l'ombre des arbres en lisière de la clairière et m'endormis vite. Mon sommeil fût long, reposant et si profond qu'aucun rêve ne le perturba. A mon réveil, il faisait à nouveau nuit. J'étirai mes membres endoloris et me levai. Lentement, je me dirigeai vers la clairière, mais m'arrêtai avant de l'atteindre pour l'observer. Là je vis la jeune fille, dans la même attitude que la veille. Cette fois-ci, je ne commis pas la même erreur et restai caché derrière un arbre pour la contempler. Quelles heures aussi délicieuses que douloureuses je passai ainsi à la fois si loin et si proche de l'objet de mon amour!

Pendant plusieurs semaines, tout continua ainsi. La journée je dormais et m'occupais de mes besoins vitaux, et la nuit j'observais à la dérobée la jeune fille. Elle arrivait toujours tard quand l'obscurité se faisait dense, et je passais les quelques heures nocturne avant son arrivée à tenter de briser la surface solide de l'étang, sans jamais parvenir à ne serait-ce qu'égratigner le plafond de verre. Je désirais libérer l'objet pour pouvoir le présenter à la jeune fille et ainsi gagner sa confiance, mais hélas j'étais désormais bien à court d'idées. Un soir, las d'essayer et d'échouer, je m'assis au bord de l'étang et sortis de ma poche la flûte que j'avais faite de mes mains dans la journée. Cette longue période sans mon violon m'avait laissé nostalgique de la musique, et bien que je n'eus jamais joué de la flûte, j'en avais confectionné une, car c'était là le seul instrument dont la construction ne me sembla pas trop compliquée. Je commençai à jouer de ma flûte, de manière très imparfaite. Au fil des minutes je pris mes marques et les notes se firent moins dissonantes. Quand je sus à peu près me servir de mon instrument, je tentai laborieusement de jouer une mélodie que j'avais composée il y a longtemps pour mon violon, adaptée à ma nouvelle flûte. Après plusieurs répétitions, j'obtins quelque chose d'à peu près harmonieux. Là, un phénomène étrange se produisit: la surface de l'étang trembla, comme sous l'effet d'une petite vague. Je rejouai mon morceau, et la surface ondula à nouveau. Je fermai les yeux, pris mon souffle, m'investis dans mes notes et me laissai aller à ma mélodie, la ressentant en moi, la faisant vibrer dans ma chair, lui ouvrit toutes les vannes de mon esprit. Quand j'eus fini, j'ouvris les yeux, posai ma flûte, me pencha sur la surface maintenant mouvementée de l'étang, plongeai la main puis le bras dans l'eau et ramassai l'objet luisant. C'était un coeur. Un coeur gros comme le poing et brillant comme une étoile bleue.

J'attendis la jeune fille le coeur entre les mains. Quand elle arriva, elle commença par un mouvement de recul en me découvrant auprès de l'étang, mais l'éclat de l'objet la retint. Une expression d'émerveillement se dessina sur ses traits alors qu'elle s'approcha de moi. Petit à petit elle se défit de chacun de ses vêtements, et quand elle arriva à deux pas de moi, nue, elle s'arrêta. Elle tendit les deux mains, un sourire extatique aux lèvres, et j'y déposai le coeur bleu. Elle s'en saisit, et le serra contre sa poitrine. Là, le coeur se mit à s'enfoncer dans sa chair et il disparût bientôt sous sa peau. Elle leva les yeux vers moi, parcourut la distance qui nous séparait, se mit sur la pointe des pieds et m'embrassa. D'une voix enchanteresse elle me dit:

- Vous m'avez libéré du maléfice qui m'a été jeté il y a bien des années de cela: j'étais condamnée à regarder tous les soirs mon coeur sans jamais pouvoir l'atteindre. Je n'aurais jamais cru qu'il fallait qu'un autre vienne libérer mon coeur pour que je puisse le retrouver.

Je la serrai contre moi, et passai le reste de la nuit et les années qui suivirent à l'aimer.
***************************

Au bout de quelques années, la jeune fille qui était devenue mon épouse me donna une fille, aussi belle qu'elle. J'aimais tendrement ma femme et ma fille, et dans ce monde qui n'était pas le mien, je ne vivais que pour elles deux. Je nous avais construit une maison dans la clairière, et nous vivions modestement mais heureux. Avec les éléments de la forêt, nous avions de quoi nous nourrir et nous vêtir. Je me perfectionnai à la flûte et tous les soirs avant de se coucher, je jouais aux deux femmes de ma vie les airs qu'elles m'inspiraient. J'acquis également un savoir-faire dans divers autres arts, en particulier la joaillerie. Les matériaux pour la construction de bijoux ne manquaient pas dans la forêt. Certains des métaux et des pierres étaient inconnus du monde dans lequel je vivais. Je couvrais ma femme et ma fille de bijoux magnifiques qui faisaient d'elles les princesses de notre forêt. Un soir, après que notre fille se fût endormie, je me mis aux pieds de mon épouse et nouai à sa cheville une chaîne lourde des multitudes de pierres précieuses bleues comme la nuit que j'avais passé des semaines à sculpter. L'objet rehaussait la beauté incommensurable de mon épouse. Le bijou lui plût tellement qu'à partir de ce jour, elle ne portait que lui. Les nuits que nous passions, où elle était nue à l'exception de la chaîne qui habillait sa cheville me rendaient fou, une folie douce et ardente, une folie à chaque instant renouvelée.

Alors qu'elle grandit, ma fille qui devint une magnifique adolescente me demanda de lui enseigner à jouer de la flûte. Je lui transmis mon art du mieux que je pus. Elle se montra excellente élève et bientôt elle me dépassa dans la virtuosité de ses compositions. Elle passait des heures et des heures à jouer au bord de l'étang, et souvent elle ne dormait pas de la nuit.

Un soir, le sommeil me fuit et après un baiser sur les lèvres de ma femme endormie, je sortis sur le pas de notre maison. De là, je vis au loin ma fille au bord de l'étang, jouant de la flûte. A ma grande surprise je me rendis alors compte qu'elle n'était pas seule: elle jouait pour une autre silhouette, assise à ses côtés. Je plissai les yeux pour distinguer le visage de l'inconnu, et je vis un jeune homme de l'âge de ma jeune fille. Je me sentis inquiet et les surveillai toute la nuit ainsi que les suivantes, sans jamais rien en dire à ma femme. Rien de notable se passa et je commençai à me dire que je devrais baisser la garde, que je m'en faisais pour rien, que ce jeune homme, visiblement l'amoureux de ma fille, ne représentait aucun danger. J'étais sur le point d'abandonner ma surveillance.

Cependant, un soir une catastrophe se produisit. Alors que ma fille jouait pour l'inconnu, celui-ci se jeta sur elle, plaqua sa main contre sa bouche pour étouffer son cri, plongea sa main dans sa poitrine et lui retira son coeur, un coeur luisant d'une douce lumière verte. Il jeta ensuite le coeur dans l'étang et partit en courant, laissant ma fille là, endormie d'un sommeil profond. J'accourai vers ma fille, mais le temps que j'arrive l'étang était redevenu rigide à la surface. Je pris la flûte et en jouai, mais rien ne se produisit. Je portai ma fille endormie dans notre maison, réveillai ma femme et lui racontai la tragédie. Jamais ma femme ne s'était mise en colère contre moi, mais ce soir là, toute la colère d'une mère fût projetée sur moi. Elle ne comprenait pas comment j'avais pu lui cacher pendant autant de temps ce qui se tramait, car elle, elle aurait bien su reconnaître les événements avant-coureurs qui lui étaient déjà arrivés il y a quelques années. Maintenant, plus rien n'était possible sauf attendre qu'un autre vienne délivrer le coeur de notre fille. Tant que mon épouse resterait en vie, notre fille dormirait profondément pendant que sa mère surveillerait le coeur dans l'étang. Notre fille ne se réveillerait que quand mon épouse s'éteindra, fatiguée et lasse de cette attente, pour prendre le relais. Il n'y avait plus de place pour l'homme que j'étais dans cette nouvelle vie qui ressemblait à une mort pour mes deux amours. Mon bonheur avait été intense, mais il n'avait été que provisoire. Lorsque je le compris, les larmes envahirent mes joues, je fermai les yeux alors que le désespoir me prit au ventre.

Je rouvris les yeux sur une violente lumière et un impressionnant bruit. J'étais éblouis et je mis ma main devant mes yeux. Quand je m'habituai à la luminosité, je retirai la main pour me retrouver là, dans le musée, entouré d'une horde de curieux qui se pressaient pour voir le tableau de la jeune fille sous le clair de Lune. Hébété, je tournai la tête à gauche, à droite, mais ne pus retrouver un peu de calme que quand je ramenai mon regard sur le tableau. La jeune fille agenouillée au bord était là, inchangée, si ce n'est qu'à sa cheville brillait un bijou orné de pierres bleues comme la nuit.