dimanche 28 novembre 2010

My Nights and Lights


Il a neigé. Il neige encore. Malgré le froid je sors marcher. C'est qu'il fait nuit maintenant, et j'ai besoin de m'évader à l'autre bout de moi-même. Les flocons cotonneux flottent autour de moi alors que j'avance, et je sens la neige poudreuse crisser lorsqu'elle se tasse sous chacun de mes pas. Je marche ainsi pendant plus d'une heure, presque sans dévier d'une ligne droite. Et je m'arrête, et pendant quelques instants je suis des yeux l'ascension des nuages embués que j'expire, avant de regarder autour de moi. Je ne sais pas où je me trouve. Sous ce manteau blanc je n'arrive pas à discerner le moindre détail familier. Je pourrais revenir sur mes pas, mais je n'en ai pas envie. Cet endroit inconnu attire l'envie de vide et d'oubli à l'intérieur de moi.

Je m'allonge dans la neige, le dos collé à même le sol. Malgré les frissons qui me parcourent, mon coeur me chauffe. Je me laisse aller à ce bien-être, à la limite de la torpeur. Le ciel noir est piqué d'étoiles scintillantes. Les constellations d'hiver sont les seuls habitants de mon horizon. Alors que je dessine mentalement les contours du chasseur Orion, un des trois joyaux de sa ceinture se décroche, tombe et finit sa course dans la neige non loin de moi dans un bruit sourd. Avant que j'aie le temps de me redresser, la deuxième et la troisième des étoiles de la ceinture d'Orion tombent également, suivies de près par la rouge Bételgeuse et la bleue Rigel. Ebahie, je scrute le ciel: d'autres étoiles vont-elles nous tomber dessus? L'éternel couple Mizar et Alcor quitte leur constellation, et le reste des étoiles de la Grande Ourse les suivent. Puis c'est au tour de Cassiopée et de Persée, et la chute des étoiles s'accélère. Elles tombent elles tombent, et elles atterrissent tout autour de moi, dans la neige blanche.

Le ciel se vide, et bientôt l'étoile polaire, la dernière qui restait en place, suit ses soeurs. Le firmament est un monochrome noir, sans plus aucun éclat pour le rehausser. L'abîme profond qui me surplombe m'emplit de terreur. Je ferme les yeux pour le fuir, pour tenter de l'ignorer. Au bout de quelques minutes, je prend conscience d'une étrange chaleur qui m'entoure, qui me colle tant à la peau que la sueur perle de mon front et le long de mon dos. J'ouvre les yeux lentement pour voir des centaines de sphères lumineuses flottant tout autour de moi, décrivant des petits mouvements hasardeux un peu comme des poissons dans un aquarium. Les sphères sont de taille variable, certaines sont jaunes, d'autres rouges ou bleues. Toutes les étoiles sont venues reconstituer une galaxie, ici, sous mes yeux. Je lève la main pour saisir une sphère rouge orangé palpitante - serait-ce Mira? - mais elle me fuit, va se cacher derrière un petit troupeau serré de sphères naines. Lorsque je baisse le bras, elle revient lentement, comme timidement.

Au bout d'un long moment à les observer, je remarque que ma galaxie enfle et désenfle au rythme de mes respirations. Comment comprendre cette connexion entre moi et toutes les étoiles du cosmos? Je me lève et remonte mon chemin en suivant les traces de pas qui m'ont amenés dans ce lieu peut-être magique; les astres me suivent. Au fur et à mesure que j'avance, je replonge dans mes idées et oublie petit à petit ma galaxie. Je pense alors à toi, et la douleur me mange à nouveau, mon coeur est pris dans un étau, compressé au point d'imploser. Et quand la première larme coule du coin de mon oeil, ma kyrielle de soleils brûlants s'approche au plus près de moi, et le mouvement d'ensemble décrit une orbite circulaire, de plus en plus serrée, de plus en plus rapide. Les étoiles parfois entrent en collisions les unes contres les autres, se déchirent ou fusionnent. Et une à une, elles se projettent à grande vitesse sur moi, au niveau de ma poitrine, mais au lieu de me percuter violemment, elles entrent en moi comme si j'étais un fantôme, et n'en ressortent plus. Leur chaleur, leur éclat, tout a disparu en moi. De ma douleur, j'ai réussi à assombrir toutes les lumières de l'Univers.

Car mon coeur est un trou noir; qui y entre n'en sort pas. Et si je ne peux t'avoir à mes côtés, si je suis obligée de ne vivre qu'avec ton souvenir au fond de moi, je dépeuplerai le ciel nocturne pour donner à ce fragment d'image qui me reste une galaxie entière pour continuer à y vivre.

Je ne retrouvai jamais le chemin jusque chez moi, je continue encore à errer dans la neige...

lundi 22 novembre 2010

Avatar onirique


Je me souviens de cette année que j'ai passée à dormir. Hypersomnie. Mon corps, gagné par une anesthésie implacable, ne m'appartenait plus, ne répondait plus. Mon esprit, lui, se démenait comme un otage ligoté et caché dans le coffre d'une voiture à l'arrêt, abandonnée au bord d'une route désertée; il avait beau crier, personne n'était là pour l'entendre. Mais était-ce réellement le coffre d'une voiture ou était-ce un cerceuil? Je n'en sais rien. Ma vie s'est résumée au sommeil, et les rêves sont devenus plus réels que ma réalité. Etait-ce parce que mes sens étaient endormis que je ne percevais plus très bien le monde extérieur, ou était-ce parce que confinée dans une enveloppe inerte que les sensations intérieures ont décuplé d'intensité? Je n'en sais rien.

Les personnages de mes rêves étaient les compagnons fidèles de cette année hypersomniaque. Aujourd'hui encore, je les considère être parmi mes meilleurs amis. Je vous vois venir - Inès a-t-elle perdu la tête pour nous parler de ses amis imaginaires?. Soit, admettons que j'aie perdu la tête; il est conseillé de laisser au fou l'occasion d'exprimer son délire - hochez donc la tête d'un air compréhensif et compatissant. Oui, les personnages de mes rêves ont été mes fidèles compagnons. Il en est que je n'ai croisé qu'une fois, et qui m'ont néanmoins laissé une vive impression: c'était le cas par exemple de ce vieux bonhomme édenté au regard espiègle de garnement turbulent. Certains étaient récurrents et une sorte de familiarité s'était installée entre nous au fil du temps, ce qui nous donnait le droit de nous tutoyer et de prendre des nouvelles à l'occasion: je ne manquais jamais de partager un brin de conversation avec la charmante hôtesse d'accueil de l'hôtel dans lequel j'avais habitude de descendre à chacun de mes séjours néptuniens. Et il y en avait un qui était omniprésent.


Je ne saurais dire si j'ai pris conscience de sa présence dans mes rêves que depuis mon année hypersomniaque, ou si je l'ai toujours su, sans que j'en garde le moindre souvenir diurne. Toujours est-il que sa présence discrète mais continue dans mes songes devint un élément rassurant de mes longues heures de sommeil. Je l'aperçus une première fois alors que je me frayais un chemin dans une foule dense d'êtres tous semblebles, tous vêtus de gris et de noir, marchant tous dans la même direction, la direction opposée à la mienne; il se cachait derrière les silhouettes en mouvement si habilement que je ne pus voir précisément ses traits. Je ne retenus de lui que son habit d'une blancheur éclatante. Les nuits suivantes, je ne fis toujours que surprendre un mouvement, une ombre furtive ou un bruit léger comme un tissu qui se froisse. Il se dérobait toujours à temps pour que je ne puisse voir son visage. Bien que son attitude me décontenançait, je savais d'instinct que je n'avais rien à craindre de cet inconnu.


Un soir, isolée dans ma tristesse, murée dans ma mollesse hypersomniaque, je m'endormis d'un sommeil si subit que je n'en avais pas eu le temps de me déshabiller avant de me coucher. Je tombai dans le monde de mes rêves par une chute aussi vertigineuse que celle qui mena Alice au Pays des Merveilles. J'heurtai le sol dur bruyamment. Il faisait noir. Il n'avait jamais fait noir dans mes rêves. Je me relevai pour parcourir l'espace à tatons, je n'y trouvai que des murs, sans aucune issue. Je ne sus que faire. Je m'assis pour attendre, convaincue de devoir mourir ici, ou d'y être déjà morte, condamnée à une éternité sans lueur. Le désespoir le plus noir me gagnait, alors que j'énumérais mentalement les regrets et les remords d'une vie à peine à moitié vécue, presque totalement passée dans un lit à dormir et à pleurer. Je tremblais de froid dans cette obscurité chargée d'humidité et de silence. Au bout de ce qui me sembla de longues heures, je me rappelai la silhouette vêtue de blanc qui me suivait partout dans mes songes. Etait-ce possible qu'elle m'ait suivie jusqu'ici? A peine eus-je formulé la question en pensée, qu'un murmure me caressa l'oreille: Oui, je suis ici, j'ai toujours été ici.


Je ne sursautai pas de cette voix inattendue répondant à une question que je n'avais même pas formulée, cette voix qui me sembla connue sans que je ne l'aie pourtant jamais entendue. Je tournai la tête vers la direction d'où était venu le son.


- Me suivez-vous dans mes rêves, ou faites-vous partie de mes rêves?
- Je suis votre avatar onirique tout comme vous êtes mon avatar effectif. Nous sommes les deux faces d'une seule et même pièce.
- Pourquoi n'ai-je commencé à vous voir vu que récemment si nous ne sommes qu'un?
- Vous passez trop de temps dans la même moitié de notre terre commune: vous penchez plus vers le sommeil que vers la veille.
- Je n'arrive pas à combattre. Je suis si fatiguée...
- Je le sais, je suis aussi si fatigué... parfois, je nous sens mourir.
- Je ne me sens pas la force de vivre. Peut-être suis-je dans le fond de ce puits noir pour m'allonger dans le froid et attendre la fin.
- Non. Nous sommes ici parce que de votre veille, vous ne laissez pas la vie vous atteindre et laissez votre corps mort-vivant devenir le rempart qui vous sépare de votre destin.
- Je ne crois pas avoir de destin à accomplir.
- Le destin est le nom que nous donnons à l'ensemble des fins fils qui relient les rêves aux réalités. C'est une interdépendance. Aucune réalité n'existe sans rêve pour avoir influencé sa naissance; et inversement.
- Comment puis-je nous empêcher de mourir?
- Vivez votre réalité. Cessez de la craindre et de la fuire dans votre sommeil. Battez-vous contre ce qui vous lie les mains. Laissez votre corps ressentir le monde qui l'entoure. Cessez de ne pas croire en vos ambitions, jetez-vous à corps perdu dans vos projets. Ne vivez pas à moitié, vivez; n'aimez pas à moitié, aimez.

Je tendis les bras. Je le trouvai. Je l'étreignis. Il m'étreignit. Mes tremblements diminuèrent d'intensité, le froid avait de moins en moins prise sur moi. Lorsque je cessai de trembler totalement, je me rendis compte que lui par contre tremblait si fort que son corps semblait gouverné totalement par des vagues sismiques aléatoires. Je voulus calmer ses tremblements, mais je ne savais comment faire. Je voulus le serrer contre moi plus fort, mais mes bras ne se refermèrent autour de rien. Il avait disparu.

Je me retrouvai seule dans ce puits noir, mais je n'avais plus froid et je n'avais plus peur, et je profitai du doux silence de cette nuit pour projeter sur les parois de pierre le film de mes joies d'enfant dont j'ignorais jusque là me rappeler avec autant d'acuité. Les lumières et les rires emplirent l'obscurité, et je laissai mon imagination resculpter le paysage, en un sublime jardin de fleurs multicolores. Je peuplai le jardin avec mes souvenirs et les êtres aimés, y compris ceux que j'avais perdu. J'esquissai des contours en l'air avec les dix doigts et je vis sous mes yeux se matérialiser des nouveaux êtres que je ne connaissais pas encore, des scènes que je n'avais pas encore vécues. J'étais là au milieu de mes amours passés et de mes amours futurs, entre mes anciennes victoires et mes succès à venir; j'étais là à regarder mes futurs enfants jouer avec mes ascendants décédés, à surveiller du coin de l'oeil cet homme qui n'était pas encore entré dans ma vie mais que j'aimais déjà plus que moi-même. Son regard fait de deux diamants noirs croisa le mien, et nous échangeâmes un sourire, avec l'assurance de bientôt nous trouver dans nos réalités respectives, ou plutôt de nous retrouver enfin. Je me tenais debout entre le passé et le futur, j'étais le point pivot de mon destin.

Au loin j'aperçus le jeune homme, mon avatar onirique. Pour la première fois je vis son visage: il me ressemblait tant qu'il ne pouvait être que mon jumeau. Il leva haut la main, l'agita brièvement comme pour me saluer, m'adressa un clin d'oeil entendu avant de disparaître derrière l'arbre le plus proche. Il avait toujours été là et sera toujours là, et il était gardien de mes rêves comme j'étais gardienne de ses veilles.

Je m'allongeai dans l'herbe verte, aux brins hauts et délicieusement odorants. Je me laissai gagner par la torpeur et je glissai lentement, lentement.... vers le réveil dans ma réalité, dans mon lit, dans ma chambre.

dimanche 21 novembre 2010

La vallée de larmes

Ici. A la frontière entre ton indifférence et ma colère, ici je me tiens, seule dans ce désert de sel. Cette zone oubliée par le soleil s'étend au-delà de l'horizon, et le silence n'est rompu que par le crépitement du sol qui s'effrite sous mes pas. Un larme naît au coin de mon oeil, s'alourdit à la pointe d'un de mes cils. Elle roule sur ma joue et s'arrête le temps d'une respiration sur mon menton, avant de se laisser tomber et venir mourir contre la terre. L'éclaboussure humide forme une tache sombre sur un fond blanc.
Les larmes se suivent, empruntent le chemin tracé par la première. L'éclaboussure grandit. Les gouttes se fondent progressivement en une petite flaque; la flaque devient une mare, et la mare s'étend jusqu'à devenir une mer infinie. J'ai les chevilles caressées par les remous froissés de la surface d'eau salée. Chaque larme élève le niveau de la mer. Au moment où elle atteint mon menton, je me souviens: chaque jour, chaque heure, je revis cette mort, et je la revivrai encore, encore, encore. Déluge de pleurs, sécheresse saline, ma vie se reduit donc uniquement à ce cycle perpétuel?
Notre amour est une vallée de larmes et je m'y noie.

vendredi 19 novembre 2010

La mort de l'insecte


Il n'est créature vivante qui sache concentrer en elle l'ensemble des règles de l'harmonie que nous nommons la beauté comme le font certains insectes. Des canons géométriques aux sophistications les plus aérodynamiques , des associations de couleurs chatoyantes aux énigmes arithmétiques. Le microcosme est peuplé de reines et de rois, aux armoiries frappées sur les carapaces, aux ailes flottant comme des étendards, au port altier battant la mesure sur six pattes et deux antennes. Inconscients de leur propre grâce, ils oscillent entre mouvement et immobilité, silence et musique; chaînons entre l'animal et le minéral, alliance fragile de la bête et de l'artefact.
Quelques jours, quelques heures: c'est leur durée de vie. Mangés, écrasés, "insecticidés", ... sous la semelle d'une chaussure, dans l'estomac d'un oiseau, ou encore sur d'autres scènes de crimes... quand l'insecte meurt, l'indifférence du monde pour ce qu'elle a fait de plus beau marque son ironie cruelle.

jeudi 18 novembre 2010

Le verre vide

J'ai souvent pensé à toi comme à un alcool fort, un vin aux saveurs d'éternité. Et je suis frappée d'une terrible addiction, d'un alcoolisme dont je n'arrive à me défaire: d'amour. Les rares instants d'ivresse suivis par le mal-être des lendemains sont les seules preuves tangibles pour moi que tout ceci n'est pas qu'un jeu de mon imagination. Quand mes mains tremblent, quand le manque de toi me tenaille, quand à l'idée de ma dépendance je te hais autant que je te désire, je n'ai que des mots, je n'ai que des mots que tu ne lis pas et je n'ai que des maux auprès desquels tu ne t'arrêtes pas.
Il est des jours où j'aurais pu caresser le firmament du bout de mes doigts, soulevée haut et propulsée par les vapeurs éthyliques de ton désir transformées en tornade de passion et de feu; ces jours sont révolus, et aujourd'hui, il ne reste à l'amoureuse que le souvenir de baisers, comme il ne reste à l'alcoolique après la dernière goutte de son breuvage qu'un verre vide marqué d'une odeur persistante, trop forte pour être ignorée, mais trop faible pour enivrer...

mercredi 10 novembre 2010

Ephémér-Idées



Quelques heures, quelques jours... c'est la durée de vie de certaines idées, le temps qu'il leur faut pour sortir de l'inexistance et entrer dans l'oubli. Les Ephémér-Idées ce sont ces fleurs de l'esprit, qui, colorées, donnent une vision de vie éclatante, charmante, et qui finissent par tomber, fanées, au pied de l'arbre toujours aussi vigoureux.
Si je tenais un liste des Ephémér-Idées qui ont rythmé mon quotidien, j'y consignerai de vagues remords, de fugaces coups de coeurs, des millions de fausses illuminations, une certaine quantité d'arrangements temporaires avec la réalité. Etrangement, ces Ephémér-Idées soulignent et définissent ma personnalité autant que les idées fixes, les obsessions vieilles de plusieurs décennies, les amours éternels, les réminescence d'un passé toujours présent. Comment réussis-je à me répartir sans trop de conflit entre la part changeante et la part constante? Ces deux pôles s'influencent-ils l'un l'autre? Existe-t-il une frontière à laquelle ils se confondent? Une ligne où serait plantée une pancarte: No Man's Land cérébro-temporel?
J'ai toujours trouvé une chose étrange: au moment où l'Ephémér-Idée est la plus présente à l'esprit, elle prend une dimension indéniable d'éternité: il y a cette conviction que le ressenti, le pensé, l'évalué, n'est en rien un objet transient, mais bel et bien un nouveau facteur constant, une nouvelle réalité implacable à laquelle tout le reste de notre vie ne pourra échapper. Combien de fois est-on sûr d'aimer pour la vie? Combien de fois est-on persuadés d'être foutus pour toujours? Et quand on se résigne à ne finalement plus croire en ce qui nous a échappé à jamais sans espoir de retour?
Lesquelles de mes certitudes éternellement ancrées d'aujourd'hui ne se révéleront finalement qu'être des Ephémér-Idées demain?

mardi 9 novembre 2010

LadyBug



J'ai trouvé une tache rouge sur mon manteau noir. La tache rouge était animée. Je la regardai de plus près et je constatai qu'il s'agissait d'une coccinelle. Je me rappelle de ces années d'enfance où je croyais que les points noirs sur la carapace rouge symbolisaient l'âge de la coccinelle; la petite bête qui court maintenant sur le long de mon index aurait deux ans. Une éternité à échelle microcosmique.


Je me rappelle aussi de ces autres insectes rouges et noirs, que je confondais avec les coccinelles, les cordonniers. Je me rappelle de l'horreur avec laquelle je découvris un jour dans un buisson des milliers de cordonniers grouillant dans toutes les directions. Je sentais des fourmillements sur mes mollets et je baissai le regard pour voir des centaines de pattes et d'antennes qui remontaient le long de mes jambes. Je reculai, je me débattai, je frottai ma peau avec mes mains, je pleurai.


Si peu de différence entre une coccinelle et un cordonnier, à notre échelle humaine... mais quand l'un m'inspire dégoût, l'autre ne manque jamais de me plonger dans une sorte de quiétude poétique alors que je la dépose doucement sur la feuille d'un arbre.

Le Livre des Morts d'Inès




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Dans l'Egypte Antique (Kemet), lorsqu'une personne mourrait, on préparait son voyage pour l'Au-Delà, vers le Royaume d'Osiris. Les rituels funéraires connaissaient de nombreuses étapes; parmi elles la momification. Pour accompagner la momie dans son voyage, on plaçait à ses côtés dans le tombeau une collection de papyrus formant un Livre des Morts. Le Livre des Morts s'appelait Sortir au jour dans la tradition religieuse de Kemet. Il illustre toutes les étapes et épreuves que le mort devra subir, liste les incantations à faire aux dieux, le plaidoyer avec lequel il demandera l'absolution de ses péchés. L'étape la plus importante du voyage, c'est c'est l'issue du tribunal d'Osiris, la pesée de l'âme: la déesse Maât pose dans le plateau d'une balance le coeur du défunt et dans l'autre plateau une plume; si le coeur est plus léger que la plume, c'est-à-dire que l'âme est exempte de péchés qui l'alourdissent, le mort peut embarquer sur la barque solaire vers le Jour, alors que s'il est plus lourd, il est condamné à être mangé par Ammout, la déesse dévoreuse des morts.

L'écriture du Livre des Morts qui accompagnera l'égyptien dans son tombeau était une des tâches les plus importantes qu'il ait à accomplir durant sa vie.

J'ai voulu écrire le Livre des Morts d'Iset, celle qu'aurait pu être Inès dans l'Egypte Antique.

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Je suis couchée dans mon tombeau. Le froid de la mort m'habite, là où jadis j'eus des organes. Etrange sensation d'avoir les viscères dans les quatres canopes à mes pieds, et d'avoir des amulettes d'or dans le corps. Seul mon coeur est resté, siège de mon âme. Je n'ai plus d'yeux pour voir, mais je sais où aller. Je me lève dans un bruissement de papyrus se frottant sur les flancs de mon corps déshydraté. Je quitte mon tombeau. Les premiers pas de mon long voyage vers le Jour commence.


Ô Osiris, dieu des morts, toi l'éternellement beau Ounen-Nefer, le terrifiant et magnifique Grand Noir Ousim Kem-Our, je cherche mon chemin vers toi, je marche vers toi, tremblante de peur, mais exaltée par la promesse du salut que tu m'offres.

La salle funéraire, plongée dans l'obscurité, m'étouffe par son silence. Je la quittes. J'emprunte le long couloir, et au bout du long couloir, je vois l'escalier. Je descend les marches, une à une, mes mains de part et d'autre s'appuient sur les parois en pierre du passage étroit. Je quitte Kemet à jamais, et j'arrive dans le monde souterrain. Je quitte mon djet, mon enveloppe corporelle, et je ne suis plus que ka, mon moi métaphysique. Ma terre natale va-t-elle me manquer? Vais-je me souvenir de ma première vie ou les images et les sons s'effriteront au fur et à mesure que j'avance?

Ici, rien n'est semblable. Le temps n'existe pas, ni l'espace, ni le ciel, ni la terre. Mais comment continuer mon voyage? Dans ce monde où je suis aussi dépourvue d'expérience que de mes cinq sens?

Ô Rê, ô Soleil, Rempart contre les ténèbres, Combattant du Jour qui terrasse le chaos nocturne, vais-je réussir à te rejoindre? Quand chaque nuit Seth lance ses rayons sur le serpent Apophis alors que tu renaîs, je prie pour te voir apparaître, pour brûler dans tes lueurs mes peurs nocturnes, mon désespoir tapi dans l'haleine visciée des démons qui peuplent l'obscurité.

Je dois reconstituer le chemin pour avancer, je dois répondre aux énigmes. Je dois me transformer pour trouver la forme qui m'oriente. Je serai successivement un faucon d'or, un nénuphar, un héron ou une hirondelle. Je réussirai à remettre le ciel sur ma tête, la terre sous mes pieds, l'eau dans le lit du Nil et le feu derrière l'horizon.

J'arrive enfin sur la place, celle où se tiendra mon procès. Je vois la balance, où mon coeur sera déposé, je vois Ammout, la menaçante dévoreuse de morts à la tête de crocodile et au corps de lion. Je me sens petite, misérable; je suis terrifiée. Je dois m'avancer pour prendre la parole, mais j'ai l'impression que je ne réussirai à faire les trois pas qui me sont demandés. Au prix d'un effort aussi grand que celui qui m'aurait fallu pour inverser le cours du Nil, je marche jusqu'au centre de la place. Je suis dans le tribunal d'Osiris, je dois me défendre.

Ô dieux du ciel et dieux de la terre, ô vous qui êtes ici pour entendre de ma bouche la vérité, bien qu'omniscients, vous connaissez mieux que moi ma vérité, je vous invoque, je vous invoque, j'invoque votre clémence.

Je suis née, moi Iset, fille modeste de parents modestes,
J'ai aimé mes parents et j'ai pleuré leur mort,
J'ai dignement préparé leur après-mort.
J'ai grandi et j'ai essayé de ne blesser personne, mais j'ai blessé,
J'ai essayé de ne pas mentir, mais j'ai menti.
J'ai laissé la facilité parfois gauchir mes actes.
Mais les maux que j'ai fait je ne les ai pas souhaité.
Je n'ai jamais blasphémé Amon, j'ai été servante d'Aton
J'ai glorifié le nom de la mère Isis.
Moi Iset j'ai commis la plupart de mes erreurs par amour,
Car j'ai aimé, j'ai aimé, j'ai aimé.
Mon amour a parfois voilé ma vue et j'ai mal agi.
J'ai aimé mes parents, j'ai aimé mes soeurs, j'ai aimé mon frère.
Et plus je les ai aimé, plus il m'est arrivé de les blesser.
Mon coeur porte les cicatrices des sacrifices qu'ils ont fait pour moi,
Et j'ai essayé du mieux que j'ai pu d'être la fille qu'ils méritent, la soeur qu'ils méritent.
J'ai aimé, j'ai aimé, j'ai aimé un homme d'un amour brûlant.
Je lui ai donné ma vie à en disposer, je lui ai donné mon corps pour l'union,
Je lui ai donné mes pensées au point parfois d'oublier d'invoquer les dieux plutôt que de l'invoquer lui.
Moi Iset, je n'ai jamais offensé l'orphelin, je n'ai jamais levé la tête devant les aînés.
Je suis morte jeune, avant d'avoir pu enfanter, de la main de l'homme que j'ai aimé.
Car il n'est d'homme qui ne finisse pas par tuer l'objet de son amour, et il n'est femme qui ne souhaite pas mourir de la main de l'être aimé.
Moi, Iset, je vous demande, dieux du ciel et de la terre, l'absolution, et le passage vers le Royaume d'Osiris.
Nul n'a été exempt du péché, mais je demande la purification de mon coeur, qu'il soit plus léger qu'une plume.

Je n'ai pas eu le temps de refermer complètement la bouche après mon plaidoyer que je vois la déesse Maât s'approcher de moi, plonger sa main dans ma poitrine et en ressortir mon coeur. Elle dépose mon coeur sur un des plateaux de la balance, et sur l'autre elle laisse tomber une plume, cotonneuse, aérienne, comme la plume du duvet d'une colombe. La balance penche du côté de la plume, mon coeur a été lavé. Ammout laisse échapper un grognement de frustration à travers ses crocs de crocodile, elle ne me dévorera pas.

Le passage s'ouvre derrière Maât, et je cours maintenant presque comme si je volais, je cours vers l'embarcation que je vois au loin. Le bateau solaire est pris d'assaut par les défunts qui partent pour le Royaume d'Osiris. Je regarde autour de moi, et pour la première fois que je ne suis pas seule, que les foules se pressent de part et d'autre. Ont-ils toujours été là, avons-nous fait le voyage vers le jour ensemble? Je ne sais pas.

Je suis sur la barque solaire, elle continue de s'emplir. Quand plus personne ne peut monter, le bateau s'élance, et nous tous, qui sommes nés d'une larme de Rê, nous retournons nous fondre dans le Soleil.