dimanche 26 septembre 2010

Lisez-moi, je vis et je meurs dans vos yeux

Cher Monsieur le Lecteur,

Certainement avez-vous été surpris, en ouvrant votre boîte aux lettres, d'y trouver mon enveloppe. Son aspect peu ressemblant aux missives formelles à la blancheur industrielle, je l'ai voulu pour pouvoir faire danser dans vos prunelles une lueur d'étonnement. Je vous imagine chercher sur l'envers le nom de l'expéditeur, sans le trouver. Je vous imagine passer le doigt sous le pli scellé et déchirer le papier en suivant la rainure. Je vous imagine sortir de l'enveloppe une feuille pliée en quatre, puis la déplier. Je vous imagine étudiant brièvement mon écriture serrée avant de vous attaquer à proprement parler à la lecture. Je vous imagine arriver à la fin de ce paragraphe, à la fin de cette phrase vous demadant où puis-je bien vouloir en venir.

Tout ceci tient en trois mots simples : je vous aime. Vous vous demanderez certainement: ne pouvais-je tout simplement pas venir vous le dire, mon regard amarré dans votre regard? Non, ceci m'aurait été impossible; aussitôt vous verrais-je en face de moi attendant d'entendre ce qui vallut que je vous interrompe dans votre promenade matinale qui croise par hasard mon errance, je ne saurais que m'éclipser derrière une banalité de circonstance, une information à quérir, une maladresse agaçante. Je le sais pour l'avoir tenté plus d'une fois par le passé; voyez, vous-mêmes actuellement êtes en train d'essayer de vous rappeler en vain le visage de la passante qui vous demanda le chemin du musée, ou encore la voix de celle qui s'excusa pour vous demander l'heure. Cessez de vous creuser la tête: c'est que mon aspect si ordinaire, si commun, si peu intriguant, n'aura laissé aucune trace dans votre mémoire.

Je vous aime. Sans vous connaître je vous aime. Oh je ne suis pas une de ces groupies qui s'évanouit pour votre regard fait de deux diamants noirs ou pour votre sourire énigmatique. Je vous aime pour une raison que je ne connais réellement, si ce n'est qu'elle m'a imposé cette évidence avant même que j'aie posé un regard sur vous. Je vous ai toujours aimé, et la première fois que je vous ai vu, j'ai reconnu en vous l'objet de mes sentiments.

Lorsque l'amour est vécu au travers de soupirs distants, les pensées sont des caresses, les mots sont des baisers. Je vous écris pour vous donner la seule étreinte que je puisse vous donner; j'espère que la lecture suscitera en vous cette chaleur au corps que ressentent ceux qui se savent objet de désir. Au moment où je vous l'écris, vingt-quatre heures avant que vous ne la lirez, j'envie cette feuille de papier qui sera dépliée et tenue dans vos mains, à portée de votre pouls, à la lisière de votre souffle. Si j'étais moi-même de papier, j'aurais pris une paire de ciseaux pour tailler ma chair jusqu'à me donner comme contours exacts le pourtour de vos paumes. Ainsi auriez-vous pu me chiffonner en me serrant dans votre poing fermement; mes dernières secondes de conscience, juste avant que l'air ne me manque, je les aurais vécues compressée entre votre ligne de coeur et votre ligne de vie.

Lisez-moi, je vis et je meurs dans vos yeux.

Amoureusement,
Inès

mardi 21 septembre 2010

J'aime / J'aime Pas

J'aime:

le chocolat
le coca light
dormir
le goût du dentifrice
mon lapin
la belle langue persane
Shalom Auslander qui se lamente comme un prépuce
les chaînes de cheville
les bisous dans le cou
Marc-Edouard Nabe
la Négritude
le couscous au poisson
les secondes de plénitude juste après l'amour
mes moments de solitude avec un cake au citron et des rêves dans la tête
le téléphone portable quand il permet d'envoyer un message amoureux avant de dormir

J'aime pas:

les fruits de mer
les artichauts
l'odeur de l'essence
les cauchemars
les régimes qui ne marchent pas
les gens qui n'aiment pas les animaux
les files d'attente
Bernard-Henri Lévy
les silences gênants
me lever tôt
que les gens pardonnent aux êtres les plus exécrables sous prétexte de "génie" ou réussite
la rentabilité
les gens qui changent d'attitude juste après avoir obtenu ce qu'ils voulaient
voir passer le temps trop vite
avoir raté John Lennon de moins d'une année
l'amour quand il arrive au bout
quand je ne suis pas satisfaite de mon point final.

dimanche 19 septembre 2010

Le soliloque du Minotaure

Sombre et humide. Froid. Puant. Je connais chaque détour, chaque coin, chaque mur de mon domaine; je l'aime autant que je le déteste. Je ne connais que lui; je ne connais pas le soleil dont parfois j'aperçois l'éclat indirect comme un écho lointain lorsque la porte du sous-sol s'ouvre pour qu'on dépose ma nourriture. Je m'y ennuie tant que je parle aux pierres. Elles ne répondent pas; personne ne m'a jamais parlé. Ils me mentionnent dans leurs cris d'effroi avant que je ne les tue, mais ils parlent du Minotaure, ils ne parlent pas au Minotaure. Je ne sais même pas si je possède un prénom au-delà de l'appellation descriptive de ma monstruosité.

Je ne sais pas pourquoi tu me gardes en vie sous terre, dans cette tombe en dédale. Tiens-tu secrètement un peu à moi parce que je descends des entrailles de ta femme, la reine devenue la putain d'un taureau? Te hais-tu toi-même plus que tu ne me hais, au point de vouloir t'infliger ce fardeau toute ta vie?

Mes cornes et mon museau sont une exposition obscène à la face du monde de ta désobeissance à ton dieu. Je sais penser comme un homme, mais je ne sais pas si je sais me conduire autrement que comme une bête. Lorsqu'une fois tous les neuf ans tu me fais cadeau de quatorze jeunes gens, je trompe mon ennui par ce jeu de chasse sauvage qui te conforte dans la certitude que je ne suis pas comme toi; que je suis le monstre; que les monstres sont confinés dans les labyrinthes. Je poursuis les jeunes gens dans les longs couloirs de mon repère; je les laisse d'abord s'égarer, se séparer, se perdre tous de vue. Je pourrais fondre sur eux en quelques instants et clore leur existence sous la violence carnassière du Minotaure, mais j'aime sentir l'excitation monter lentement en moi. Je me délecte pendant de longues heures du bruit de leurs pas et de leurs respirations saccadées. J'aime la crampe voluptueuse qui me noue le bas-ventre lorsque l'un d'entre eux, seul dans l'obscurité, bute sur un mur; je m'approche vivement de ma victime et presse mon corps contre le sien, jusqu'à l'immobiliser entre la pierre et ma poitrine faite comme d'acier, jusqu'à lui en couper le souffle. Les sept jeunes filles qui sentent la peur et les cheveux en sueur, je les désire ardemment. Je les tue plus lentement que les sept jeunes hommes, dont j'ai aussi parfois envie comme s'ils étaient des femmes. La satisfaction intense qui m'habite quand je déchire à mains nues leurs corps, quand je plonge ma gueule dans leur cage thoracique écartelée pour mordre dans leurs organes encore chauds de vie, quand le sang coule comme une rivière visqueuse sous ma langue, est le point culminant de ma chasse. Je n'ai jamais connu d'autre joie que celle-ci; je me demande presque si eux tous hors du labyrinthe ne donneraient pas tout ce qu'ils chérissent pour pouvoir ressentir un court instant un seule de ces émotions si brutalement exaltante.

Après mon festin, quand je retourne sur ma couche de paille et de fange, quand la tension retombe et que la torpeur me gagne petit à petit, le malaise et la honte me prennent, et c'est dans ces moments que je te hais le plus de m'avoir réduit à l'état de monstruosité. N'as-tu jamais voulu faire vivre l'homme qui est en moi? Si je n'avais pas été confiné dans un dédale, aurais-je pu devenir un être dont on dépasse la face animale au regard bovin pour en aimer l'âme, le coeur?

Et si la prochaine fois je tentais de résister à leur chair et devenais plus homme que taureau? Et si je ne faisais rien sinon les laisser déambuler dans les couloirs de pierre, si je m'obligeais à feindre le sommeil pour pouvoir les observer un peu sans cette expression d'horreur qui déforme leur visage à ma vue? Et si un de ces jeunes hommes blonds à la carrure princière que je verrais approcher à travers mes paupières mi-closes, dont les pas résonneraient lourdement à mes oreilles bien qu'il tenterait de se faire aussi silencieux que possible, et si lui aussi avait envie de voir de près mon visage, de me connaître?

Et si je cessais de toujours faire le monstre, verrais-tu enfin ce que je sais depuis toujours: que le vrai père du Minotaure n'est pas un taureau, mais le roi Minos?

mardi 7 septembre 2010

Jivago mon Amour


Mon premier Docteur Jivago s'appelait Omar Sharif. Il étreignait Lara, et ils étaient allongés sur un lit aux draps blancs, habillés de chemises de coton et de leur amour. J'étais le témoin intrus de la scène, et je retenais ma respiration pour ne pas briser le silence intime des amants figés sur ma rétine. Yuri Jivago, sombre et lumineux, déchiré dans son amour et dans sa passion, m'envoyait depuis sa lointaine Russie sa mélancolie qui traînait à la comissure de ses lèvres et qui coulait dans mes larmes salées.

Mon deuxième Docteur Jivago était un lâche au coeur tendre, un homme-enfant aux murmures de velours. Avais-je toujours su qu'il était incapable de me suivre jusqu'au bout, qu'il était capable de me laisser seule dans le noir sans indication du chemin de retour? Oui, je l'avais toujours su, mais cela ne changeait rien, ni alors, ni maintenant. Le-petit-Youra-dans-un-corps-d'adulte lisait de la poésie qui le dépassait. Il me donna des mots qui me rendirent meilleure mais qu'il ne comprit jamais lui-même.

Mon troisième Docteur Jivago était une illusion trompeuse qui m'infligea des blessures réelles. Yuri-de-contrefaçon, amour-haine fantasmé sans être jamais vraiment vécu, il joua à un jeu qui lui brûla les ailes et qui me vieillit un peu. Trébuchement après trébuchement, il me mena à chercher la compagnie de ce dont j'ai toujours voulu m'éloigner. Miroir aux alouettes où je vis mon propre reflet pour la première fois, démonstration par l'absurde.

Mon quatrième Docteur Jivago vivait dans l'encre de la plume de Boris Pasternak. Sous les aspects d'un monologue sibérien je m'éveillai à la nécessité de romancer pour conjurer ma mémoire trop vivace et rejouer mes drames manqués ou réels. Yuri-le-poète, mon meilleur compagnon, interlocuteur interne de mes préoccupations métaphysiques, qui imprime sa touche discrète dans mes mots et mes images.

Mon cinquième Docteur Jivago était un inconnu qui me connut dans mes retranchements les plus profonds et dont je ne réussis jamais à percer vraiment le mystère. Quand je posais mon oreille sur la poitrine de Yuri-le-soldat je ne sentais pas son coeur battre; quand il posait un regard sur moi je frissonnais, mélange de peur et de désir. Je ne sus jamais s'il était mort de l'intérieur où s'il n'avait jamais vécu. Les dernières traces du poison de son âme - ou de son absence d'âme - continuent à courir dans mon sang et éveillent la douleur d'une brûlure au corps, l'urgence incandescente des cinq sens en attente d'une proie ou d'un prédateur.

Mon sixième Docteur Jivago est un rêve, un mirage que je n'ai pas encore saisi, que je n'ai fait qu'entrevoir, mais que j'aime déjà plus que moi-même. Yuri Jivago qui caressa mon coeur par un mouvement esquissé dans la brume de mes songes nocturnes tourne en rond jusqu'à trouver mes traces de pas, jusqu'à ce que je croise son sentier.

Jivago mon Amour, dont je serai la Tonya et la Clara à la fois.