mardi 8 février 2011

L'étrange secret de Mlle Liz

"... et ne t'attend pas à recevoir ici un traitement de faveur simplement parce que tu es la nièce du directeur, compris?" fut la seule phrase que je compris du monologue de "bienvenue" long, confus et fastidieux de Mlle Liz.  Elle me mettait mal à l'aise, avec son chignon gris à moitié avachi sur le côté de sa tête, ses yeux ronds exagérément grossis par  les épais verres ovaloïdes de ses lunettes au cadre grossièrement doré, et surtout avec son odeur de vieux camembert macéré dans du café. Elle régnait sans partage depuis plus de vingt ans sur la comptabilité de la compagnie d'Oncle Hatem, et visiblement mon arrivée en tant que stagiaire la dérangeait. Bien qu'elle fut une femme fort professionnelle et entièrement dédiée à son travail, elle avait tant l'habitude d'être seule, tant au bureau que dans sa vie privée (qu'elle ne partageait qu'avec son aquarium de poissons rouges et sa collection de vieilles rancoeurs tenaces), que la seule perspective d'une personne amenée à la côtoyer quotidiennement, même pour à peine trois semaines, lui était fort contrariante.

Mlle Liz m'assigna une place assise à quelques mètres de son bureau, partit chercher rageusement sans ses papiers et revint avec un énorme classeur étiqueté "Notes de frais", d'où dépassait sur tous les côtés des centaines de post-it d'au-moins cinq couleurs différentes. Elle me donna de brèves instructions avant de retourner à sa place, tentant du mieux qu'elle put d'occulter à son esprit ma présence dans la pièce. Je commençai alors à trier comme elle me l'avait demandé les factures du classeur et à reporter sur un fichier excel tous les montants. Tâche peu passionnante mais qui eut l'avantage de me tenir assez occupée pour oublier un moment l'humeur massacrante de ma nouvelle responsable.

A midi précisément, Mlle Liz, sans même tourner la tête vers moi, m'ordonna plus qu'elle me proposa de prendre ma pause déjeuner. Je bondis de mon siège et me précipitai hors du bureau, fis quelques pas dans le couloir, revins en arrière et passai la tête dans l'entrebâillement de la porte pour demander à quelle heure devais-je revenir. Mlle Liz leva les yeux sur moi, me fixa pendant dix bonnes secondes - comme si c'était la première fois qu'elle me voyait vraiment -, le visage pris dans une indéchiffrable immobilité des traits qui lui donnait un air de gargouille à lunettes, et finit enfin par dire: "13. Et ferme la porte derrière toi quand tu quittes le bureau, je n'ai pas envie de passer mon temps à faire le pendulaire entre la porte et ma chaise.". J'obtempérai, trop heureuse de pouvoir échapper à Mlle Liz pour l'heure qui suivait.

Au bout de quelques jours, j'avais fait assez de progrès dans l'assimilation de mes compétences comptables pour que Mlle Liz me confie des tâches de plus en plus complexes et autonomes. Je dois dire qu'elle avait, sous ses airs revêches, un réel sens pédagogique et un réel souci de me transmettre une formation de qualité. D'ailleurs, elle s'était considérablement adoucie à mon égard, allant jusqu'à se fendre parfois d'un compliment encourageant lorsque je soumettais à son évaluation le résultat de mes efforts. Je découvris néanmoins en elle la personnalité la plus rigide qu'il m'ait été donné l'occasion de connaître. Son souci de l'ordre et de la ponctualité tenait de l'obsession. Plusieurs fois par jour, elle consacrait un certain temps pour vérifier et revérifier, encore et encore, l'ordre de chaque étagère, l'adéquation de chaque classement, le contenu de chaque dossier, y compris de tout ce à quoi elle n'avait même pas touché depuis sa dernière inspection. Programmée comme une horloge, elle m'envoyait en pause déjeuner toujours à midi précisément, et me congédiait chaque soir à dix-huit heures précisément, elle s'accordait quotidiennement précisément sept tasses de café (qu'elle préparait en chauffant de l'eau dans la bouilloire électrique posée sur son bureau et la versant dans sa tasse où elle ajoutait précisément deux cuillères de café soluble et quatre de sucre). Je ne la voyais jamais quitter son bureau, je ne la voyais jamais à la cafétéria à midi. Quand j'arrivais le matin, elle était déjà là, et quand je partais le soir, elle y restait encore.

Tout aurait pu continuer ainsi, mais bien entendu, ce ne fut pas le cas. Le vendredi de la deuxième semaine, je reçus au cours de la pause de midi l'appel de mon amie Sarah, paniquée de la tournure médiocre que prenait la rédaction de son rapport de stage. Cette conversation eut le mérite donc de m'apprendre qu'il était convenu que nous remettions à notre école un rapport de stage; je l'ignorais, tout simplement. Heureusement, j'avais suivi dès le premier jour le conseil de Mlle Liz de tenir un journal précis de mes tâches effectuées; il ne devait donc pas être encore trop difficile de rattraper mon retard. Je commençai sur-le-champ mon rapport, et pendant les heures qui suivirent je tapai sans discontinuer sur mon clavier, remplissant l'air silencieux d'une mélodie monotone de petits coups secs. Quand arriva précisément dix-huit heures, ma supérieure, comme à son habitude, me dit de rentrer. J'objectai poliment que je resterai plus longtemps que prévu, pour pouvoir rattraper mon retard dans la rédaction du rapport de stage. A cette réponse, ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'entrouvrit comme si elle était prise de court; une fraction de seconde plus tard, ses traits avaient repris leur expression habituelle. Elle me dit alors d'un ton glacial:

"Il est dix-huit heures, tu dois rentrer. Tu écriras ton rapport lundi, j'allégerai tes tâches pour que tu puisses t'y consacrer.
- C'est très gentil de votre part Mlle Liz. Mais ce n'est pas un problème pour moi, pas besoin de...
- Faites ce que je vous dis. C'est l'heure de rentrer chez vous. Bonne soirée et bon week-end."

La discussion était donc close. Je rassemblai en vitesse mes affaires et quittai le bureau. Je croisai mon oncle Hatem dans le couloir et nous échangeâmes quelques mots; il voulait savoir comment se déroulait mon stage et si Mlle Liz m'assignait des tâches intéressantes. La sonnerie de son téléphone portable interrompit notre conversation. Il s'excusa, décrocha et regagna son bureau à reculons, me salua d'un signe de main et d'un sourire avant de fermer sa porte. Je l'entendis étouffer un juron derrière la porte: il s'était certainement encore cogné quelque part ou avait renversé quelque chose. La maladresse d'Oncle Hatem était pour ainsi dire proverbiale dans notre famille. Souriant, généreux, enthousiaste, il avait ce côté grand enfant qui faisait que personne ne lui en voulait jamais pour les innombrables catastrophes et incidents qu'il ne manquait pas de provoquer sur son passage, comme s'il avait constamment la tête dans les nuages et que sa maladresse seule pouvait le ramener brièvement sur Terre.

Ce ne fut qu'une fois dans l'ascenseur que je me rendis compte que j'avais oublié sur mon bureau mon porte-monnaie. Je remontai à mon l'étage et retraversai le couloir jusqu'à mon bureau. Je m'arrêtai un instant devant la porte, ne sachant trop si je devais frapper avant d'entrer, mon retour inattendu, même pour ne serait-ce que quelques secondes, risquant d'indisposer Mlle Liz. Je vis alors que la porte était entrouverte et je voulus jeter un coup d'oeil; si ma supérieure avait momentanément quitté la pièce, je pourrais ainsi entrer et ressortir en vitesse avant son retour. Mais si je ne pus dire que je n'avais pas en ce moment même Mlle Liz sous les yeux, je ne pus dire non plus le contraire: c'était à la fois elle et pas elle.

Le plus incongru de la vision était peut-être le fait que cette... créature... assise au bureau de la comptable faisant face à la porte, travaillait avec application à l'élaboration d'un décompte précis de la facturation de nos services, comme si de rien n'était, comme si les ailes aux noires rémiges dans son dos ne se pliaient et dépliaient pas tout doucement un peu comme on balance les pieds sous la table, un peu comme on se gratte distraitement la tête. Sa très lourde chevelure noire d'où émergeaient deux oreilles pointues tombait raide sur ses épaules et me cachait toute une partie de son visage. Elle se leva et alla chercher un classeur sur une des étagères du fond de la pièce puis vint se rasseoir, ce qui me permit d'observer premièrement son corps, élancé et athlétique (et débarrassé de tout vêtement), si différent de la silhouette avachie de Mlle Liz, et deuxièmement son visage, jeune et parfaitement proportionné, mais dont sans nul conteste les traits étaient ceux de la vieille experte comptable. N'aurait-ce été les ailes et les pieds aux sabots fendus, j'aurais pu jurer avoir été transportée trente ans en arrière, aux jour de la jeunesse de Mlle Liz.

Il allait sans dire que je n'en menais pas assez large pour faire autre chose que quitter les lieux sans récupérer mon porte-monnaie. Je passai tout le week-end en proie à une réelle terreur: comment aillais-je, dès lundi, retourner travailler comme si de rien n'était avec cette femme? Passer des journées entières enfermée dans la même pièce que ce démon? Et encore, je n'en avais plus que pour une semaine... comment pourrais-je laisser mon oncle, inconscient de cette réalité sordide, dans le voisinage permanent de cette créature? Mais comment parler à mon oncle de ce que j'avais vu sans passer pour une affabulatrice?

Je n'avais trouvé de réponse à aucune de ces questions quand j'arrivai au travail lundi matin. Il m'en avait coûté pour effectuer chacun des pas du trajet. Mlle Liz était assise derrière son bureau, identique à la femme au look et au teint gris et passé que j'avais toujours connue. Alors que je m'installais à mon poste de travail, j'essayais de maîtriser ma peur en me répétant sans cesse que si elle avait eu des intentions menaçantes à mon encontre, elle les aurait déjà mises en application, sans parler des décennies qu'elle avait passé au service de la compagnie d'Oncle Hatem sans y faire la moindre vague. Sans y faire la moindre vague, réellement? Ou peut-être que personne n'aurait jamais pensé à lui imputer certains incidents, à voir en elle la cause unique de faits disparates et mystérieux? Une créature quasi-mythologique tiendrait-elle avec autant de professionnalisme la comptabilité d'un bureau d'ingénierie si ce n'était pour d'occultes raisons, ou encore pour se parer d'une couverture?

La matinée s'écoula sans incident. Je me levai machinalement à midi quand Mlle Liz me libéra pour ma pause de midi et quittai le bureau. Il me fallut moins d'une dizaine de secondes pour céder totalement et définitivement à la curiosité - je fis demi-tour: il fallait que je sache si elle était de nouveau sous cette étrange forme. Et également: qu'est-ce qu'elle pouvait bien manger en guise de déjeuner. Des souris vivantes? Des crapauds?  Des mille-pattes?

Après avoir vérifié que personne ne passait dans le couloir - il eût été très gênant qu'on me surprenne à espionner - je collai l'oeil à la serrure. La créature était là. Elle ne mangeait pas, elle se coiffait. Ses lèvres remuaient, comme si elle parlait ou chantait sans que le moindre son ne me parvienne. Peut-être une incantation? Un sort? Comme si la réalité n'était pas déjà assez fantaisiste, mon imagination s'emballa bien vite.

Mlle Liz-la Créature s'arrêta brusquement de se coiffer et de remuer les lèvres. Lentement, elle tourna la tête vers la porte, la bouche formant une ligne horizontale dure, les yeux plissés comme courroucés. Ses narines se dilataient et son nez se retroussait, comme si elle avait senti quelque chose (c'était tout moi, ça: j'avais passé les trois derniers jours à spéculer sur les pouvoirs fantastiques ou paranormaux de Mlle Liz - pour la plupart tirés des romans d'Heroic Fantasy dont j'étais friande - mais l'hypothèse simple d'un odorat plus développé que la moyenne ne m'avait même pas effleuré l'esprit). Elle se leva, s'approcha de la porte. J'aurais du me redresser et partir en courant, mais je restai là paralysée par la peur. La porte s'ouvrir brusquement, et avant que j'aie le temps de réagir, une main m'avait agrippée et tirée à l'intérieur de la pièce. J'entendis la porte claquer derrière moi.

"Dis-moi un peu maintenant qu'est-ce que je vais faire de toi?, chuchota la Créature, un air apeuré peint sur le visage.
- S'il vous plaît me faites pas de mal, je ne dirai rien! Et s'il m'arrive quelque chose mon Oncle Hatem ferait certainement le rapprochement avec vous! Je vous le jure je le dirai à personne, je ...
- Te... faire du mal?", répéta-t-elle lentement, avec comme une déception dans la voix.

Elle me lâcha et baissa légèrement la tête. "C'est toujours comme ça, dit-elle. Parce que j'ai cet air différent, on attendra forcément de moi d'être un monstre.
- Je m'excuse, je me voulais pas vous blesser., répondis-je, rouge de honte d'avoir attristé cette sorte de Fée Mélusine.
- Oh tu n'y es pour rien, jeune fille. Je te demanderai juste de ne le répéter à personne. Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour ton oncle.
- Qu'a à voir mon oncle Hatem là-dedans? Il serait pas lui aussi un... une... enfin comme vous, quoi...?
- Hatem, Non!, dit-elle avant d'éclater de rire, sa tristesse visiblement passée. Hatem un Tertullénéen?
- Un quoi?
- Un Tertullénéen. C'est un nom inventé par Hatem, ou plutôt qui lui a été inspiré par l'écrivain antique Tertullien. D'ailleurs c'est lui qui m'a inventée. Un jour, âgé d'à peine seize ans il m'a rêvée, puis s'est levé et m'a écrite. Et il y a tellement cru que j'ai fini par exister hors de son imagination. Depuis, dans le plus grand secret il a toujours pris soin de moi.
- Et il vous cache depuis toutes ces années?
- Oh, au début il a bien tenté de me renvoyer là d'où je viens - en écrivant mon retour parmi mon peuple, mais cela n'a jamais fonctionné. Quand on a compris que j'étais condamnée à rester ici parmi les humains, il a ensuite tenté de me créer un compagnon, mais là encore ça n'a pas fonctionné. Peut-être que l'acte créateur est si rare, demande tant d'énergie, qu'un homme doit déjà se considérer extrêmement chanceux de réussir le coup ne serait-ce qu'une fois dans sa vie. J'ai toujours senti Hatem si désolée de m'avoir amenée ici, comme s'il m'avait arrachée aux miens, mais comme je le lui répète toujours, c'est absurde, il ne m'a arrachée de nulle part si ce n'est du néant de la non-existence.
- Et comment faites-vous pour être devant tout le monde... Mlle Liz?, lui demandai-je.
- Je ne sais pas vraiment comment cela se passe, mais c'est la seule "correction" que Hatem a réussi à faire à mon état au cours des années. Il m'a offert une couverture en quelque sorte. Bien entendu je tente d'agir comme vous humains en votre présence pour ne pas réveiller vos soupçons.
- Bah pour dire vrai, il y a deux-trois trucs que je pourrais vous suggérer pour agir moins... bizarrement...
- Avec grand plaisir, dit-elle avec une sorte de sourire plein de gratitude.
- Et... excusez-moi c'est peut-être bête comme question mais je dois vous la poser... pourquoi vous camoufler en vieille fille antipathique et plutôt laide, alors que là vous semblez tout le contraire?
- Pour que les gens s'intéressent le moins possible à moi. Au tout début, lorsque j'apparaissais plus jeune, plus belle et que je me laissais plus aller à sympathiser avec les gens, ils venaient plus facilement vers moi, et garder le secret demandait trop de vigilance.

La discussion continua pendant des heures. J'avais tellement de questions à poser à la Tertullénéenne Tawonga - c'était son nom. Oncle Hatem vint nous rejoindre en fin d'après-midi, très surpris en ouvrant la porte après avoir frappé trois fois deux coups (un code entre eux) de me trouver en compagnie de "sa" créature, mais très vite, il apparût très soulagé d'avoir quelqu'un avec qui partager ce secret qu'il portait depuis plus de trente ans - même sa femme, Tante Nadia, n'était au courant de rien.

Je rentrai ce soir-là chez moi fatiguée de la journée étrange que je venais de passer. Sans même me déshabiller ni dîner, je m'endormis sur le canapé du salon - je ne sentis même pas ma mère me couvrant avec un drap léger parfait pour les nuits estivales. Je rêvai de Tawonga et des autres Tertullénéens. Je voyais leur vie quotidienne, leurs disputes, leurs amours, les drames et les joies. Le rêve le plus réaliste que j'eus jamais fait de ma vie.

Je me levai avec une seule envie: écrire. Peut-être que je donnerai vie à un compagnon pour Tawonga? Je ne sais pas, mais en tout cas j'appris une chose ce jour-là, grâce à Oncle Hatem: quand on écrit, il existe toujours une chance pour que cela déborde hors du papier.

dimanche 6 février 2011

Te souviens-tu?

Te souviens-tu de notre dernière rencontre? Te souviens-tu? Tu avais ces traits tirés des mauvais jours et j'avais dans la voix la mélancolie du passé révolu. Je croyais que nous allions nous revoir - mais nous n'avons jamais pu. Et depuis j'ai maintenu une image immobile de tes mots dans ma mémoire.

Te souviens-tu de notre première rencontre? Te souviens-tu? Tu avais dans le rire la fraîcheur d'une brise marine et j'avais le teint doré des jours insouciants. Je ne croyais pas que nous deux, ça allait durer et mourir, tuer ton coeur et broyer mes rêves. Et je me suis jetée toute entière dans ce gouffre de douceur, dont je ne soupçonnais pas le fond tapissé d'aigreur.

Te souviens-tu de la première fissure? Te souviens-tu? Tu avais posé la première brique du mur de silence et j'avais entamé au couteau de mes doutes la première fibre de la corde invisible qui nous unissait. Je ne croyais pas que nous deux, nous n'en étions qu'au début du déclin de nos innocences. Et j'ai assisté impuissante au déroulement de la plus fade des déceptions.