lundi 24 janvier 2011

Ma mémoire est un château de sable...



Ma mémoire est un château de sable que les vagues salines successives dissolvent progressivement. Quand l'eau frappe la façade, elle en aplanit toutes les aspérités, s'infiltre par les meurtrières et creuse le centre des tours éphémères. Mes souvenirs fondent en perdant leurs couleurs et leurs détails, et bientôt, quand la marrée se retire, il ne reste qu'un chicot informe, que je ne sais plus situer dans le temps. 

L'instinct de ma survie identitaire me pousse à reconstruire, à réédifier les murailles de sable, mais je ne sais pas si tout est revenu à sa place ou non. Je ne sais jamais. Et j'attends avec angoisse la  prochaine marée montante, priant qu'elle me laisse assez de moi-même. Combien de lunaisons pourrai-je vivre ainsi?

dimanche 9 janvier 2011

L'homme qui renversa la mort

Je me souviens du jour où Papa ramena Maman à la maison. Mon petit frère Nour et moi jouions dans notre chambre avec les épées en plastique qu'Oncle Fouad nous avait offert à sa dernière visite. Papa nous appela au salon et nous demanda de nous asseoir sur le canapé, de part et d'autre de Maman. Elle était immobile, tête baissée; elle n'esquissa pas le moindre mouvement quand nous chacun de nous lui sauta au cou pour l'embrasser.

- Les garçons, commença-t-il, Maman est revenue parmi nous. 
- Papa?, intervint Nour. Je croyais que Maman était morte, tu nous avais dit que Maman était morte.
- Oui Nour, tu as raison. Maman était morte mais j'ai pu la faire revenir. C'est mes recherches, tu sais, j'ai pu renverser sa mort pour qu'elle revive. Plus personne ne sera obligé de voir ceux qu'il aime partir sans plus jamais revenir, une fois que j'aurai publié cette découverte.

Un léger sourire détendit les traits de mon père pendant les secondes de silence qui suivirent, comme s'il revoyait en mémoire le film de sa victoire sur la fatalité. Puis il s'adressa de nouveau à nous, avec une voix réduite presque à un chuchotement, séparant bien chaque mot, comme à son habitude quand il voulait nous expliquer quelque chose d'important à retenir: "Je sais que c'était dur sans elle et que vous êtes contents de la voir à nouveau, mais il faut comprendre qu'elle a besoin de calme et de repos. Amine, tu es l'aîné, je compte sur toi pour m'aider. Maintenant, laissez-la, retournez jouer dans votre chambre."

A contrecœur, nous quittâmes le salon. L'étrangeté de cette réalité ne nous frappa pas réellement, nous ne nous posions pas de questions. Comme si Maman était simplement revenue d'un long voyage et qu'elle ne faisait que subir la fatigue du décalage horaire pour le moment. Nous retournâmes dans notre chambre jouer avec nos épées. Mais c'était bien moins drôle maintenant que nous savions qu'au fond, il ne fallait pas tant de courage que ça pour faire la guerre.

La première nuit de Maman à la maison fut mouvementée. Du fond de nos lits nous l'entendions pleurer et crier, nous entendions Papa tenter de la calmer. Nour et moi mettions nos oreillers sur nos têtes. Le matin, en descendant à la cuisine, je vis Papa, les traits tirés et les cheveux désordonnés. Je le fixai en silence. Sans que je pose la moindre question, il me dit: "Tu sais Amine, ta mère est un peu désorientée pour le moment. Elle a vécu quelque chose que personne avant elle n'avait vécu, rien chez nous ne nous prépare à un tel bouleversement. Mais ça rentrera bien vite dans l'ordre, ne t'inquiète pas." Rétrospectivement, je pense que c'était autant lui que moi qu'il tentait de rassurer avec cette explication sommaire. Il prépara notre petit déjeuner, installa les couverts pour trois et nous attendîmes que Nour nous rejoigne. Nous déjeunâmes en silence, puis Papa disposa sur un plateau une assiette de tartines au beurre et à la confiture et une tasse de café, me demanda de m'occuper de la vaisselle et de mon frère et quitta la pièce. Peu après nous entendîmes la vaisselle se casser avec fracas sur le sol et de nouveau les pleurs de Maman. Nous ne la vîmes pas de la journée.

Elle passait l'essentiel de ses nuits à pleurer et l'essentiel de ses journées prostrée dans un mutisme interrompu que rarement par quelques marmonnement lourds de reproches à chaque fois qu'elle voyait Papa ("Comment as-tu pu m'arracher à là-bas, juste pour ça?"). Nous passions peu de temps avec Maman et elle était presque totalement indifférente à notre présence. Nour avait de plus en plus peur de ces moments de proximité artificielle et je devais de plus en plus user de force et d'autorité de grand frère pour l'y contraindre - du haut de mes neuf ans, je n'avais que trois ans de plus que lui, mais je me retrouvai progressivement presque seul à m'occuper de lui. Papa était d'humeur de plus en plus morose, et son front était barré en permanence par ces sillons horizontaux aussi profonds que son inquiétude. Il n'avait pas publié ses recherches sur le renversement de la mort comme il l'avait dit. 

Un jour que nous étions tous au salon, Papa assis à même le sol en face de moi m'apprenant à jouer aux échecs, Nour allongé sur le fauteuil, concentré sur le pliage et le dépliage d'une feuille de papier jaune qui finirait par devenir un oiseau (comme dans le livre des origami qu'on avait à bibliothèque de l'école), Maman, qui était comme à son habitude assise sur une chaise en face de la fenêtre, le regard lourd et triste perdu dans le vague, se tourna vers moi. "Amine, viens mon coeur. Toi aussi, Nour, mon petit monstre.". C'était la première fois depuis son retour qu'elle s'adressait à nous, et pour dire vrai, j'étais je pense même très surpris qu'elle se souvienne de nos prénoms. C'était aussi la première fois qu'elle ressemblait à Maman d'avant la mort, avec sa voix tendre et chaleureuse, qui nous donnait envie de lui demander des berceuses et de s'endormir dans ses bras doux.

Nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers elle. Ses lèvres et ses yeux dessinaient une expression lasse sur son visage. Elle se leva et, une main sur l'épaule de chacun d'entre nous, elle nous attira à elle et nous serra contre elle. Son corps était un peu plus froid que dans mon souvenir, mais qu'importe, nous étions là, comme des voyageurs du désert trouvant enfin une oasis ou se désaltérer, et nous lui rendions son étreinte. j'entourai mes bras au niveau de sa taille, et Nour au niveau du bas de ses hanches. Elle caressa nos cheveux, comme elle le faisait avant, et je me disais que peut-être comme Papa l'avait dit elle avait juste eu besoin de s'adapter et que maintenant elle était vraiment de retour. J'ai appris depuis à ne pas céder aussi rapidement et totalement à l'espoir. Elle dit: "Il faut comprendre les enfants ce n'est pas que je ne vous aime pas, je vous aime autant qu'avant, et j'aime votre père autant qu'avant. C'est juste si difficile quand on a vu ce qui se passait après de revenir supporter la vie ici. Même respirer est une douleur, et voir est une sensation presque insupportable, et résister à l'envie de repartir demande tellement de force, et ...". Elle se tut et me mit à pleurer doucement, très doucement, presque silencieusement. Nous restâmes ainsi un long moment, et quand je tournai la tête vers mon frère je voyais qu'il pleurait aussi. Papa nous rejoins et nous sépara délicatement de Maman. Il nous dit qu'elle avait besoin de dormir et qu'il l'emmenait dans sa chambre. Maman appuya sa tête sur son épaule et il la guida hors de la pièce avec sa main droite sur sa hanche. Cette nuit nous n'entendîmes ni pleurs ni cris.

Je ne pourrais pas dire que les choses allaient mieux, elles étaient simplement entrées dans une autre phase. D'un côté, Maman nous offrait de l'affection, faisait un effort pour s'intéresser à nos activités et n'opposait plus à Papa cette rancune des premiers temps, mais d'un autre il y avait toutes ces heures qu'elle passait avec Nour sur les genoux à lui raconter ce qu'il y avait après et à répondre à ses questions. Ils pleuraient ensemble ce paradis perdu, et j'étais d'autant plus inquiet de voir Nour, qui n'y était jamais allé, exprimer de plus en plus le souhait de s'y rendre. Il ne s'intéressait plus aux origami ni à aucun autre de ses jeux d'autrefois; il voulait en permanence jouer à cet étrange jeu de rôle qui consistait à se prendre pour un mourant qui découvrait progressivement ce nouveau monde de merveilles qui s'ouvrait à lui. Ses camarades de classe le fuyaient autant qu'il les fuyait - je voyais Papa, pétris de remords, assister impuissant à cette transformation. Papa changeait à vu d'oeil: il ne se rasait plus, ses vêtements, dans lesquels il flottait désormais, étaient rarement propres et repassés, ses mots se faisaient rares. Quant à moi, j'essayais au mieux de faire la sourde oreille aux descriptions de Maman. J'avais peur plus que tout de devenir comme elle une nostalgique de la mort. J'entrais progressivement dans la préadolescence et quelque chose en moi me criait que l'amour immodéré de la vie qui accompagne les quelques années qui allaient venir valaient à elles seules qu'on préserve intacte l'ignorance de la mort. 

C'était un dimanche après-midi d'hiver. Les flocons blancs tourbillonnaient autour des arbres et des maisons avant de venir s'échouer les uns sur les autres, recouvrant toute chose d'une étoffe souple et opaque. Il s'était écoulé plus de six mois depuis l'étrange recomposition de notre cercle familial. Maman était dans la cuisine. Il était rare qu'elle s'atèle à préparer un plat; les saveurs étaient devenues compliquées à accorder pour elle. Elle suivit de près la recette de cuisine d'un cake au citron, et après l'avoir enfourné, elle s'appliqua à dresser la table et faire du café pour elle et Papa et du lait chaud pour Nour et moi. Une fois le goûter prêt, elle nous appela et nous regarda tour à tour avec des yeux brillants lorsque nous fûmes tous réunis. Peut-être était-ce son humeur euphorique - réellement euphorique - qui m'alerta, ou alors l'amer arrière-goût de mon lait chaud. Toujours est-il que je me levai en sursaut de ma chaise, renversant le contenu de mon verre à moitié sur la table, pour crier à tous que Maman avait empoisonné le goûter, qu'elle voulait que nous mourrions tous ensemble. "Ne raconte pas n'importe quoi, Amine. Assieds-toi et finis ton assiette", m'ordonna sèchement mon père. Je levai un regard ébahi sur lui pour voir ses joues inondées de larmes, buvant son café à grosses gorgées entrecoupées de pleines bouchées de gâteau au citron. Nour, tout sourire, avait vidé son ver de lait d'un trait et Maman le lui remplit de nouveau, puis elle se resservit également du café. Les trois se regardaient comme des adversaires qui se jaugeaient mutuellement à une compétition du plus gros mangeur de goûter empoisonné. Il flottait visiblement entre eux une convention tacite pour m'ignorer au mieux.

Je sortis en courant de la cuisine, de la maison, et j'allai frapper chez Mlle Sibylle, la vieille voisine qui vivait avec un vieux chat presque aveugle. Dès qu'elle m'ouvrit je lui criais qu'ils étaient tous morts. Elle me fit entrer et je ne me souviens plus précisément de la suite des évènements. Je sais juste que quelques jours plus tard je me trouvais chez mon Oncle Fouad; j'allais vivre avec lui désormais, comme me l'avait expliqué cette femme des services de l'enfance qui m'amena chez lui. Je grandis parmi sa famille sans que nous n'abordâmes plus jamais la fin des miens.

Ce récit est la seule exception que je fis jamais à cette loi du silence: le lira peut-être quelque inconscient qui rêve, comme l'a rêvé un jour mon père, de renverser la mort.

mercredi 5 janvier 2011

Ma décevante histoire de fantôme

Chaque auteur a une histoire de fantôme qui lui est arrivée personnellement à raconter. D'ailleurs, c'est souvent un élément déclencheur d'une forme de névrose sur la mort qui le poursuivra tout au long de son activité littéraire. 

J'ai moi aussi mon histoire de fantôme, hélas bien moins spectaculaire que les romans de Stephen King et si éloignée du romantisme étrange des nouvelles de Lovecraft qu'au fond, elle est bien décevante. Quitte à croiser un revenant, autant que la rencontre ait une dimension nostalgique, philosophique ou poétique qui atténue la terreur légitime du vivant. Soit, trêve de vaines plaintes, voici mon histoire de fantôme - ou, plus exactement mon histoire de démon - telle qu'elle m'est arrivée, ou du moins telle que je m'en souviens.

J'avais à l'époque, je pense, dix-neuf ans. J'étais étudiante de première année à la faculté de physique, préparant mes derniers examens avant l'entrée en deuxième. Je passais l'essentiel de mon temps à la bibliothèque de la section de physique; les initiés des lieux se souviendront de la double porte d'entrée en verre dans un cadre de bois située à quelques mètres de l'auditoire Stückelberg, des rangées de livres de part et d'autre du corridor central menant au local des bibliothécaires, où il y avait toujours cette grand échelle de bibliothèque roulante, de la salle de gauche où se trouvaient les livres de mécanique quantique, d'électromagnétisme et de mathématiques, de la salle de droite consacrée aux comptes rendus des symposiums, de l'ascenseur pour descendre à l'étage inférieur où étaient rangées les revues scientifiques. Dans cet espace, entre les étagères métalliques, les tables de travail en contreplaqué étaient le point d'attache de la plupart des apprentis physiciens débordés par la révision des cours et l'écriture des rapports de laboratoire. 

Un soir d'octobre, la veille de mon oral d'algèbre en fait, je restai tard à la bibliothèque, maudissant le Professeur de la Harpe et tentant de donner un sens à la suite de symboles mathématiques sensés fournir une démonstration au théorème de Bolzano-Weierstrass. Je n'étais pas seule à réviser; nous étions cinq ou six, je ne me souviens plus. Je me rappelle en tout cas de la présence de Philippe, le très sérieux premier de classe, de l'irascible Jonathan, du très loquace Maurizio. Vers les 23 heures, j'eus besoin d'une pause. Je demandai autour de moi qui voulait s'arrêter un moment. Seul Maurizio eut envie de sortir un moment le nez des bouquins. Nous prîmes l'ascenseur et nous dirigeâmes vers le distributeur automatique. L'Ecole de Physique était plongée dans le noir; la bibliothèque formait l'unique îlot de lumière dans cet océan d'obscurité et de silence. Alors que je glissai ma pièce de deux francs dans la fente du distributeur, celle-ci glissa de mes mains et roula sur le sol; par son tintement je l'entendis dévaler quelques marches de l'escalier à notre droite. Impossible de voir où elle était tombée. Nous fouillâmes nos poches et ne trouvâmes aucune autre pièce. Maurizio se souvint avoir laissé dans sa veste un peu de monnaie et me dit de l'attendre le temps d'aller la chercher. 

Alors qu'il repartait vers l'ascenseur, je promenais mon regard sur le hall dont je devinais les contours plus que je ne les voyais. Je me rendis bientôt compte qu'une lumière douce et jaune luisait au travers de la vitre translucide de la cabine de la réception. Je crus d'abord à une lampe oubliée, quand soudain je vis la lumière s'animer, où plus exactement s'animer une ombre découpée sur la lumière et projetée sur la vitre. C'était la silhouette d'une personne grande penchée en avant, semblant affairée à chercher quelque chose sur le dessus du guichet. Quand elle se redressa, je vis que sur sa tête, elle avait deux cornes, recourbées vers l'arrière, plutôt longues, au relief lisse. Je restai pétrifiée, complètement en proie à la panique. Je pense que la seule idée qui me soit venue, bien que je ne sois pas superstitieuse de nature, fut de me dire que mon heure était arrivée. Je vis l'ombre s'arrêter de chercher, et même au travers de la vitre qui nous séparait, je compris qu'elle me fixait. Cela dura peut-être une longue minute, puis l'ombre cornue sortit de son immobilité. Elle diminua de taille; elle se dirigeait vers le fond de la cabine, là où se situait la porte de sortie. La lumière jaune s'éteint et je ne vis plus rien. 

"Inès! Inès! Tu voulais le balisto c'est ça?". La voix de Maurizio, que je n'avais pas entendu revenir vers le distributeur, fit littéralement bondir mon coeur hors de ma poitrine. Une fois m'être remise de l'émotion et avoir essuyé quelques moqueries de mon ami, je me forçai à me retourner vers le distributeur. Alors que mon Kit Kat tombait dans le compartiment inférieur, nous entendîmes des pas derrière nous. Nous nous retournâmes en même temps pour voir apparaître la réceptionniste. Elle s'approcha de nous, tout sourire, comme à son habitude. C'était une charmante femme blonde d'une cinquantaine d'années, avec une coupe au carré et des lunettes sans cadre; une fort gentille personne avec un fort accent genevois.

"Bonsoir les jeunes, encore ici à réviser?
- Oui, oui., répondit Maurizio. Et vous, vous nous faites des heures supp', ou quoi?
- Oh non. J'avais oublié mon porte-monnaie sur mon bureau, je suis revenue le chercher. Bon je vais y aller, bonnes révisions! Oh et vous mademoiselle il faudra un jour que vous m'expliquiez comment vous faites pour avoir les cheveux aussi joliment bouclés!", dit-elle en prenant entre les doigts une de mes mèches retombant sur mon front.

Elle se dirigea vers la porte de sortie et nous retournâmes à la bibliothèque. Au cours des quatre années suivantes, je voyais tous les jours la réceptionniste derrière son guichet. A chaque fois que j'entrais dans le hall, elle m'adressait un large sourire, qui, bien qu'objectivement paraissait tout ce qu'il y a de plus innocent, faisait courir un frisson le long de ma colonne vertébrale. Progressivement, une mèche de cheveux blancs apparût au milieu de mes boucles noires - exactement à l'endroit où la réceptionniste avait passé les doigts cette fameuse nuit. Aujourd'hui encore je ne sais pas si cette nuit j'ai rêvé la présence de ces cornes ou si je les ai réellement vues. La mèche blanche, quant à elle, je ne la teint jamais malgré son aspect inesthétique - c'est que peut-être elle est la seule preuve tangible que j'aie trouvée à opposer à l'hypothèse de la folie passagère dont pourraient m'accuser certains.