lundi 9 août 2010

Le banquet des corbeaux


Les ailes noires couvraient le ciel. Il me venait de ce sombre nuage des cris rauques et des sifflements aigüs. Alors qu'ils me survolaient, les corbeaux noyèrent mon âme dans une vague de peur et de désespoir. Je voulais fuire l'essaim, mais leur mouvement n'avait pas de sens pour me permettre de courir à contresens. J'aurais aimé avoir quelque chose à étreindre pour me rassurer, mais mes mains glacées ne trouvèrent que le contact du tapis d'herbe sèche et coupante quand elles arrêtèrent ma chute en avant. Allongée face contre terre et dos face aux corbeaux, mon corps entier n'était qu'un frisson de terreur et de dégoût.

Soudain, je fus balayée par une vague d'air fétide, et tout fut silencieux. Je levai la tête pour voir que les corbeaux s'étaient tous posés au sol et me regardaient, immobiles. Ils formaient un cercle dont j'étais le centre et dont je ne pouvais évaluer le rayon qui se perdait au-delà des limites de ma vue. Les milliers d'yeux noirs brillaient comme des gemmes noires. L'un d'eux s'avança alors. Il traversait les rangées successives et les autres s'écartaient sur son chemin. Il s'arrêta à quelques pas de moi. Il était plus petit que les autres corbeaux et ses deux orbites étaient vides. Les plumes au niveau de son cou avaient été arrachées, laissant apparaître une blessure fraîche, suintante. Ses ailes touchaient le sol, disproportionnées par rapport à ce corps malingre et décharné.

Il resta longtemps immobile, comme s'il me fixait de ses yeux qui n'existaient pas. Il ouvrit le bec et il poussa un cri long, terrifiant, perçant. Puis le cri se mua petit à petit en un rire, un ricanement de corbeau aussi venimeux pour l'âme qu'une morsure de serpent. Le rire se prolongea, devint de plus en plus humain. Il devint mon rire. Et mon rire mourut dans la gorge du corbeau pour devenir mes pleurs. Mes pleurs d'enfant terrifiée. Et le corbeau dit, de ma propre voix d'enfant:

Je suis ta première peur; tu m'as chassée, tu as voulu m'exorciser. Mais personne ne vainc sa première peur. Je suis le passager invisible de toutes tes pensées. Lorsque tu refuses de me nourrir, je me nourris de toi.

Il s'avança vers moi, d'un bond se posa sur mon épaule, et avant que je puisse réagir pour l'en chasser, il transperça d'un coup de bec ma jugulaire. Le sang palpita hors de la plaie et le corbeau aveugle buvait goulument de cette fontaine rouge. Il redescendit sur terre et me fit face: dans ses orbites luisaient deux yeux rouges, son plumage avait repoussé et son corps était revigoré. Je défaillis et roula sur le côté. Juste avant de fermer les yeux je vis les innombrables corbeaux s'approcher lentement de moi. Ils étaient mes toutes mes peurs; ils convoitaient mon sang.

Le banquet des corbeaux dura toute ma vie.

dimanche 8 août 2010

Conversation avec une rivière



La rivière m'était apparue nimbée de lumière blanche comme dans un rêve. Sa surface habituellement tumultueuse était maintenant lisse et je l'entendais me murmurer de douces paroles apaisantes. Je me suis alors assise sur la berge et je lui ai répondu. Nous parlâmes des heures de toutes les saisons et de toutes les époques et de tous les hommes qu'une rivière accompagne dans leurs vies et dans leurs morts. Etendue, elle était constamment ici et ailleurs en même temps, son corps épousait les limites de son lit et ses gouttes d'eau étaient les cellules élémentaires transitoires d'un organisme continu et pérenne. Mon âme de femme ressemblait peut-être à une rivière métaphysique, dont les souvenirs étaient la matière, dont les émotions étaient la course dans le pays au relief inégal, dont les blessures ouvertes étaient ces pierres émergentes que l'eau doit contourner avec une agitation tourbillonante, dont les idées s'entrechoquant selon des trajectoires aléatoires étaient des poissons de tailles et couleurs différentes.

Je plongeai le bout des doigts dans le courant glacial. Après un premier frisson qui me parcourut le bras puis l'échine, la température fraîche me sembla caressante, comme le baiser d'un amant sur ma main. Je demandai à la rivière de quoi elle vivait, elle me répondit de sa source, et je lui demandai de quoi sa source vivait, et elle me répondit d'elle-même.

Je me levai et entrai doucement en marchant dans la rivière jusqu'à ce qu'elle me chatouille à hauteur des genoux. Mes pieds s'enfoncaient dans le fond meuble recouvert d'un tapis de galets polis. Elle me demanda comment était-ce de ne pas courir seule comme une rivière, je lui répondis que nous courrions toujours seuls quoi que nous fassions, que nos chemins étaient au mieux parralèles sur une poignée d'heures, de jours ou d'années, avant d'inévitablement se briser et diverger.

Je m'arrêtai d'avancer lorsque l'eau atteint le niveau de mon menton. La rivière était aussi chaude que ma peau, ou alors ma peau était aussi froide que la rivière. Je lui demandai pourquoi elle ne m'avait pas appelée plus tôt à elle, elle me répondit que seules entendaient son appel celles qui finissaient par abattre les forteresses de leur moi pour laisser les flots salvateurs de l'oubli les submerger.

Je continuai d'avancer et disparus pour toujours, dissolue par l'eau comme une poupée de sucre. Je devins un des nombreux esprits que chariait la rivière; elle était désormais ma monture et elle me transporterait sur des nuits et des jours jusqu'à ma destination finale: l'embouchure maritime, frontière de l'eau douce et de l'eau salée.

La fin d'une rivière est une mer, et la fin d'une femme est une larme.