mercredi 30 juin 2010

Recyclage littéraire




Il était une fois une espèce qui rejetait en déchets 50% de ce qu'elle produisait. De mémoire d'Univers, on n'avait jamais assisté à un tel gaspillage. Des montagnes d'ordures ménagères, des fleuves et des rivières d'eaux usées, des ciels entièrement tapissés de nuages de produits toxiques; les ordures resculptaient le paysage en un sinistre monde nouveau. Les politiques s'échauffaient pour proposer des solutions ou des pseudo-solutions aux problèmes environnementaux, les bonnes volontés s'accordaient à dire qu'il fallait changer de mode de vie, et les différentes parties s'incriminaient mutuellement. Mais peu de gens savaient la vérité: les plus gros producteurs de déchets n'étaient ni les usines, ni les automobiles, mais bel et bien les écrivains atteints du syndrome de la page blanche. Je faisais partie de ceux-ci.

Je n'étais jamais arrivée au bout du moindre projet littéraire. Pleine de passion, mon esprit bouillonnait pourtant en permanence d'idées tantôt cyniques, tantôt romantiques, parfois versifiées et toujours géniales à première vue. Fiévreuse et exaltée, je me jetais toute entière sur chaque nouvelle aventure artistique, avec l'espoir qu'elle fût enfin la bonne. Au rythme de ma respiration saccadée, les mots étaient projetés sur le papier avec force et rage. Les heures défilaient sans que je ne m'en rendit compte, et bientôt le jour se levait. Au fur et à mesure que l'épuisement s'installait, fatalement, l'inspiration me quittait. Il arrivait toujours un moment où plus aucun mot ne sortait plus, et je me sentais vide, totalement vide, incapable de retrouver en moi ce qui m'avait agitée quelques heures auparavant.

Le 16 octobre 2007, j'arrêtai d'écrire.

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Depuis que je n'écrivais plus, je photographiais beaucoup. Cela me rendait heureuse, même si certains des clichés que je prenais me pinçaient le coeur, car ils m'inspiraient des idées qui me démangeaient au bout des doigts; mais je devais y résister. J'aimais particulièrement la street photography, tôt le matin ou tard la nuit, quand les passants et les scènes sont rares mais souvent insolites. J'arpentais les rues de la ville sans itinéraire précis, en suivant juste les ombres et les lumières naturelles ou artificielles. J'appris Genève par coeur au cours de ces ballades solitaires derrière un objectif. J'y ai vécu toute ma vie, mais j'en n'en découvris pas moins une facette de Genève qui m'étais inconnue et inaccessible jusque là.

Un matin aux premières aurores, je m'habillai et sortis faire un tour dans les Pâquis. De tous les quartiers de Genève, celui-ci était de loin le plus riche en tableaux urbains vivants. La ville était fraîche, et je frissonnais à chaque courant d'air qui m'effleurait. Dans les rues presque désertes sans l'être totalement, la vie se réveillait petit à petit. Les éboueurs avaient commencé leur service depuis longtemps déjà; il montaient et descendaient de leur camion avec une vivacité qui me semblait incompatible avec la lenteur du reste du monde à cette heure matinale. Je les voyais de loin, de l'autre bout de la rue, et ils disparurent bientôt de ma vue. Ils laissaient la ville presque neuve derrière eux. Sur le trottoir fraîchement débarrassé, mon regard fut attiré par une feuille de papier chiffonée qui traînait sur le sol, certainement tombée du camion de la voirie. Je ne sais aujourd'hui toujours pas pourquoi je me baissai pour ramasser la boule de papier; je le fis sans réellement réfléchir. Je défroissai du mieux que je pus la feuille et l'examinai: une écriture fine et serrée la noircissait presque intégralement, laissant de rares espaces aux endroits des alinéas de début de paragraphe. De nombreux mots étaient barrés ou rectifiés, quelques ajouts étaient faits dans la mince marge. Je me mis à lire le texte, et dès les premiers lignes une émotion indescriptible me saisit. C'était la première page d'une histoire d'amour; les mots étaient beaux, les sentiments transperçaient littéralement le papier, et je me sentis totalement transportée par la délicatesse des idées dégagées. J'aurais sans hésité accepté un pacte avec le Diable pour avoir dans ma plume le dixième du talent de la personne qui avait écrit ces mots. Au fur et à mesure que j'approchais de la fin de la page, les larmes débordaient de mes yeux, pour les vider du trop plein de beauté qui leur était donné à lire. Mes mains et mes genoux tremblaient et c'est à petits pas précautionneux que je me dirigeai vers le premier banc que je vis pour m'y asseoir. Malheureusement, le texte n'occupait que le recto de la page, laissant l'histoire incomplète, me laissant sur le seuil de tout un univers que je n'avais qu'entrevu furtivement.

Je me demandai pourquoi cette feuille se trouvait dans une poubelle, je me demandai qui l'avait écrit, je me demandai si j'aurais la chance de lire la suite de l'histoire si j'attendais assez longtemps à l'endroit où j'avais découvert ce petit miracle. J'attendis. Longtemps. Mais rien de notable ne se produisit et au demeurant je ne savais pas exactement qu'attendre. Alors je rentrai, bouleversée et un peu abattue. Je passai la journée avec un sentiment de nervosité grandissant. L'idée de l'histoire inachevée m'habitait sans que je puisse m'en défaire. J'avais l'impression que l'agitation, loin de diminuer avec les heures, s'accentuait. Je savais ce que j'avais envie de faire, mais j'en avais peur, et je m'étais promise de ne plus jamais m'y essayer: j'avais envie de continuer moi-même l'histoire. Je savais déjà quelle conclusion je voulais lui donner, les phrases s'agençaient d'elles-mêmes, les personnages se parlaient dans mon esprit. Je ne tins pas longtemps avant de succomber à l'appel. J'avais peur de ne pas savoir, d'être si loin de la perfection du début du texte, mais retenir ma plume était au-dessus de ma force. Je m'assis à la table et je me mis à écrire. J'y passai la nuit, et je finis l'histoire. Elle était là. Complète, finie, et totalement comme je la voulais. Je n'y aurais ajouté ou retranché le moindre mot. Je venais, pour la première fois de ma vie, de mettre un point final à un texte. Un léger malaise gargouillait dans mon ventre à l'idée du vol que j'avais commis, mais je le repoussai vite au second plan.

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Une année s'était écoulée depuis que je m'étais remise à l'écriture. J'avais repris la plume et j'avais posé l'appareil photo; il prenait la poussière en haut d'une étagère. Plusieurs fois par semaine, je me levais très tôt et je sortais avant que le soleil ne se lève. J'arpentais les rues en voiture à l'heure où seuls les boulangers et les livreurs de journaux travaillaient. Dès que j'appercevais un amoncellement de sac remplis de papiers sur le bord d'un trottoir, attendant là d'être ramassés par la voirie pour le recyclage, je m'arrêtais et je les chargeais dans mon coffre et sur le siège arrière. Quand ma voiture était remplie, je rentrais à la maison, déchargeais tout dans mon salon. Après une douche et une tasse de thé, je m'asseyais à même le sol et commençais à trier. Je savais ce que je cherchais: des débuts de manuscrits, des morceaux de textes, des idées raturées. Les écrivains inachevés étaient légion à Genève et vers midi je me trouvais toujours avec une jolie pile de feuilles défroissées. L'avènement de l'informatique me privait certainement des meilleurs brouillons de la ville, mais même ainsi, j'avais suffisamment de matière à exploiter. Une fois ce tri effectué, je déjeunais en lisant les textes retrouvés. J'éliminais ceux qui ne me disaient rien et gardais ceux qui m'inspiraient. La qualité était bien sûr inégale et ceux que je retenais n'étaient pas forcément les meilleurs, simplement ceux auxquels j'étais en mesure d'apporter une continuité.

En début d'après-midi, lorsque un texte m'avait réellement donné envie de le compléter, je m'installai devant mon clavier et tapait d'un trait tout ce qui s'était décanté en moi. J'arrivais le plus souvent au bout de mes production littéraires. Quand j'avais mis un point final à l'histoire, je la publiai sur mon blog; parfois j'envoyais une nouvelle à un quelconque concours littéraire, et il arrivait même que je fusse publiée ou récompensée. C'est ainsi que j'écris des histoires d'amour, des récits de science-fiction, des essais sur la vie moderne, des nouvelles policières, des portraits édifiants...

Je recyclais les idées, je les complétais et leur offrais une seconde chance. N'était-ce pas cela aussi l'écologie?

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Je reçus un mail le 12 janvier 2010 qui mit fin à ma routine si bien rôdée. Il m'était envoyé par un expéditeur que je ne connaissais pas; un certain Jean-Baptiste. Il me faisait part de son ressenti: il était tombé par hasard sur mon blog et il y lut un texte qui lui plut. Par la suite, il s'y rendit régulièrement et devint un lecteur assidu. La veille, cependant, il tomba des nues: il reconnut dans ma dernière publication, mot pour mot, un texte qu'il avait écrit il y a quelques semaines de cela. Il s'en était débarrassé parce qu'il n'avait pas trouvé suite intéressante à lui donner. Il me demandait donc comment étais-je entrée en possession de ce texte. Avec le sentiment de m'être fait prendre la main dans le sac, honteuse de cette découverte qui allait enfin éclater au grand jour, je répondis par ce mail en racontant mon histoire, sans détour ni cachotterie. Je m'attendais à recevoir en réponse une avanlanche d'accusations et d'insultes totalement méritées. La réponse de Jean-Baptiste me surprit:

Merci pour votre réponse. Je suis partagé: une part de moi vous en veut de m'avoir dérobé quelque chose, alors que l'autre part vous remercie d'avoir complété et donné une forme définitive à l'histoire. Je ne sais réellement si vous êtes un plagiat ou un phénomène totalement naturel dans une société de partage libre de l'information. A votre avis?

PS: Vous devriez écrire votre histoire, vous finiriez donc enfin pour une première fois un texte dont vous êtes l'auteur d'un bout à l'autre.

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Je ne sais toujours pas répondre à la question de mon interloculteur. J'ai envie parfois de croire qu'il n'existe aucune idée qui soit totalement neuve, et que tout écrivain, tout artiste ne crée qu'à partir d'un substrat existant qu'il ne fait que modifier. Toute production artistique n'est que recyclage du monde et des précédentes représentations du monde - cet argument a au moins le mérite de soulager un peu mon sentiment de gêne et de culpabilité.

J'ai poursuivi mes activités de recycleuse littéraire depuis. Je suis à la fois écrivaine sans originalité et brocanteuse de génie. J'écume les montagnes de papier et j'en extrais des mots, comme un mineur qui creuse dans les profondeurs de la terre pour trouver des métaux précieux. J'aimerais savoir écrire autrement, mais je sais par expérience que j'en suis incapable.

J'ai suivi le conseil de Jean-Baptiste et j'ai rédigé cette histoire; mon premier et seul texte dont je suis le seul auteur. Vous êtes en train d'en lire la dernière phrase.

mercredi 23 juin 2010

La barrière de silence

C'était l'été le plus chaud que j'aie vécu. Au point culminant, le soleil asséchait la rivière alors que venait couler dans son lit le ciel fondu comme une cire bleu azur. Je ne pouvais plus bouger, je ne pouvais que sombrer encore plus dans la torpeur, encore plus.

C'était la journée la plus chaude de cet été. L'air moite et brûlant emplissait mes poumons alors qu'étendue je tentais soit de m'endormir totalement, soit de me réveiller totalement; je n'y arrivais pas, je restais suspendue entre ces deux états, dans une sorte d'énervement stationnaire. Alors je parlais, seule, pour obliger les secondes à défiler à vitesse normale. Arrivée au bout de mon inspiration, je recommençai depuis le début, et ma version avait considérablement changé. Je mentais, je me mentais, mais je n'avais rien d'autre, surtout pas la vérité. Puis je me tûs.

La fin de l'après-midi apporta avec elle une ambiance lourde et pesante, chariée par les nuages gris annonciateurs d'un orage qui couvraient peu à peu le ciel. Bientôt, il fût sept heures, l'heure de mon rendez-vous quotidien avec toi. Je me rendis à la fenêtre et j'attendis. Au bout de quelques minutes, je te vis: venant au loin, passant devant ma maison sans y prêter la moindre attention, continuant ton chemin jusqu'au bout de la rue, et entrant dans la dernière maison visible depuis chez moi. Tu disparus à ma vue, et les quelques secondes de vie de ma journée s'étaient déjà écoulées. Je retombai bientôt dans mon abattement habituel.

Je ne pouvais pas venir à toi, je ne pouvais que te regarder de loin. Une barrière invisible et insurmontable nous séparait. Tu ne me connaissais pas, et je ne pouvais pas te laisser me connaître. Mais je t'aimais sans t'avoir jamais approché, et j'étais condamnée à ne vivre cet amour que retranchée derrière le silence. J'étais atteinte d'un mal qui me dépassait et me dominait, en me rendant incapable de faire le moindre pas envers toi: j'avais le coeur fané par une mélancolie qui était devenue ma seule compagne de vie depuis plusieurs années, j'avais le coeur brisé sans qu'il n'aie jamais pu cicatriser, j'avais le coeur en état de mort clinique. Et je ne t'aimais que par la réminescence que ta vue offrait à ma mémoire, par ce grand plongeon en arrière par la remarquable similitude de tes traits avec ceux de mon fantôme du passé. Mon premier amour a été le dernier, et mon second amour n'a été que la redite premier.

Alors je ne pouvais que te regarder sans venir à toi; il ne fallait pas que cette fois-ci cela se termine comme la fois précédente, et pour ne pas finir, il ne faut pas commencer.

Au bout de quelques minutes d'errance dans ces pensées, je revins à moi, je retournai me coucher, je retournai dans cet état d'énervement entre la veille et le sommeil, et je recommençai à parler seule. Arrivée au bout de mon inspiration, je recommençai depuis le début, et ma version avait considérablement changé. Je mentais, je me mentais, mais je n'avais rien d'autre, surtout pas la vérité. Puis je me tûs. Et je prêtai l'oreille à l'orage qui avait éclaté entre-temps.

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Le lendemain matin, la chaleur avait repris son bourdonnement au-dessus de ma tête. Je sortis sur le seuil de ma porte pour prendre sur moi une parcelle de soleil. En ouvrant la porte, je remarquai qu'une enveloppe était posée sur le paillasson. Je me baissai et la ramassai. Je la tournai et la retournai, mais aucun nom d'expéditeur ni de destinataire n'y figurait. Je l'ouvris alors, pour en sortir une simple feuille de papier, une feuille quadrillée certainement déchirée d'un cahier, sur laquelle était griffonnée visiblement à la hâte un court message:

Chère demoiselle,

Rencontrons-nous à sept heures comme tous les soirs. Mais cette fois-ci, pourquoi ne nous rencontrerions-nous pas devant votre portail plutôt que derrière cette barrière de silence?

Décontenancée, déçue et révoltée, voilà comme je me sentais d'avoir finalement découvert... que ton écriture était différente de celle de mon fantôme du passé. En colère, triste et perdue. Comment avais-tu osé briser la perfection de mon amour retrouvé? Je passai la journée en proie à ces sentiments vénimeux, et mon humeur noire se répercuta sur toute chose que j'entrepris, sans en réussir aucune.

A quelques minutes de sept heures, désespérée de devoir abandonner mon rituel, maintenant que la réalité l'avait profané, je descendis les stores, et dans l'ombre je me terrai, accompagnée de ma seule mélancolie, ma si fidèle mélancolie. Finalement que pouvait-il me rester sauf la certitude que le monde ne s'effondrait pas que parce que je faisais tout pour suspendre le temps?

Quand l'horloge murale passa à sept heures, une larme coula sur ma joue, s'attarda sur mon menton, puis vint s'écraser sur ma main. Voici comment j'enterrai mon premier amour: sans cérémonial, sans épitaphe.

Sans que ma tête ait eu le temps de contrôler mon corps qui se mit à agir de lui-même, je me levai, ouvrit la porte, traversai les quelques mètres qui me séparaient du portail. J'avançai les yeux rivés sur mes pieds qui avançaient, hébétée de ce qui se passait. Quans je m'arrêtai à hauteur du portail, je levai les yeux, et je te vis, qui m'attendais. Sur ton visage je lus un grand sourire, si différent de celui de mon premier amour. Tu me saluas, avec une voix si différente de celle de mon premier amour, et dans le court instant de silence qui précéda ma réponse, tu me regardais avec un regard si différent de celui de mon premier amour. Je sentis à cet instant une blessure se cicatriser sur mon coeur. Peut-être qu'un jour tu m'infligeras aussi une cicatrice au coeur, mais en cet instant je ne m'en souciai pas. Finalement n'est exempt de cicatrices que le coeur qui n'a jamais vécu. En ce moment précis, je sus que je n'aimais ni ta différence ni ta ressemblance avec le passé, je n'aimais que toi, simplement toi, tel que tu m'apparus à cet instant.

"Allons marcher", dis-je pour briser définitivement et irrévocablement la barrière de silence.

Alors que nous marchâmes, nous parlâmes, longtemps, très longtemps. Arrivés au bout de notre inspiration, nous recommencions depuis le début, et la version n'avait pas changé. Nous nous disions la vérité, et le mensonge restait en arrière, derrière la barrière de silence. Puis nous nous tûmes. Je te pris la main, et par ce geste je recommençai à vivre dans le présent.