vendredi 21 mai 2010

Vie et mort d'une hypersomniaque

Hypersomnie : n.f.; Ensemble de troubles du sommeil dont la principale caractéristique est une somnolence diurne excessive.

En deux mots: je passe ma vie à dormir. A première vue cela pourrait sembler agréable; en effet est-il créature plus heureuse qu'un chat prélassé sur une douce couverture chaude dix-huit heures sur vingt-quatre? Dans les faits, mon hypersomnie, c'est plus une mort qu'un mode de vie. Dormir plus que de raison, c'est se soustraire au temps, sombrer dans l'inaction aux moments des grands événements, ne jamais sortir du brouillard, être prisonnier d'un corps au bout du rouleau.

Depuis ma bulle cotonneuse, je me rends bien compte de l'incompréhension de mon entourage: paresseuse, démotivée, paumée, voilà les mots que je lis dans leurs yeux. La réalité est tout autre: le moindre effort investi me coûte une énergie formidable qui laisse mon corps et mon esprit en défaut; plusieurs heures de sommeil seront nécessaires pour recharger mes batteries (mais elles ne se rechargent jamais totalement). L'un des pires crimes que j'aurais pu commettre dans une société comme celle-ci est de ne pas être productrice de bénéfice, génératrice d'activités, consommatrice de l'excitation globale, junkie du mouvement, restless for life. Tant pis. Le monde devra se satisfaire de ma marginale inefficacité. Je me remettrai sur pied pour moi et non pour eux.

Dans ma brume somnolente, j'ai du mal à situer les dates, à retenir les mots. Et voici ce qui m'embête le plus: perdre l'inspiration par la perte des repères spatio-sémantico-temporels, l'amorphie intellectuelle par dissolution progressive de l'esprit dans le sommeil. En un mot l'oubli de soi. Car le lit de l'hypersomniaque est le cimetière de la pensée.

Les narcoleptiques ont cette chance/malchance d'avoir des hallucinations éveillées, peut-être que ca rajoute un peu de piment au processus; en tout cas pour une stupide hypersomnie idiopathique on a pas le droit à ce petit bonus, on doit se contenter de la fatigue perpétuelle. Ne crachons pas dans la soupe, le narcoleptique échangerait certainement sa situation contre celle de l'hypersomniaque quand il s'agit de catatonie et d'endormissements impromptus dans les situations émotionnellement chargées.

Alors que je tapote sur mon clavier, l'oreiller m'appelle: j'ai envie de m'allonger, j'ai besoin de dormir. Pourquoi la vie ne sait pas m'appeler avec autant de séduction que la mort du sommeil? Parce que ah oui j'oubliais, l'hypersomniaque est prédisposé à la dépression, et pour lui vivre c'est s'écorcher, alors mieux vaut se laisser abrutir par le sommeil.

La seule question pertinente qu'on à propos de l'hypersomnie (en dehors des pourquoi du comment et de comment s'en sortir) est: un hypersomniaque dort la majeure partie de la journée, mais rêve-t-il la majeure partie de la journée? Dans mon cas,oui. C'est vraiment la cerise sur le gâteau, la seule chose qui fait de cette pathologie la peine d'être vécue.

Dans mon sommeil de plusieurs mois j'ai changé: j'ai mûri, j'ai mis certaines choses en perspective, j'ai réfléchi (avec mes moyens limités) du fond de mon lit à ce qui a causé la majeure partie de mes échecs. Bilan: la peur d'échouer m'a paralysée la majeure partie de ma vie, et il a fallu que je devienne hypersomniaque et donc enchaînée à l'inaction pour que je me rende compte: je n'étais pas plus vivante avant la déferlante de sommeil que maintenant; c'est juste que par un jeu d'activité apparente (aller-venir au travail, parler de stratégies dans des meetings, être en mesure de respecter un horaire de contraintes), les gens m'ont cru vivante toute ma vie alors qu'ils me voient morte maintenant. Aujourd'hui, paupières closes je sais une chose: si un jour j'éradique mon hypersomnie, ce sera pour vivre une vraie vie, loin de la peur de l'échec paralysante, loin des jugements des autres. S'il a fallu mourir de sommeil pour en prendre conscience, je ne regrette pas d'avoir du en passer par là.

Un jour je retrouverai ma force pour escalader des montagnes, terrasser des dragons, mener des projets ambitieux et les réussir, aimer, être aimée, rire pour la vie, aider ceux qui souffrent de la même incompréhension que j'ai vécue. Mais en attendant je vais aller dormir.

mardi 18 mai 2010

La solitude du papillon


Ephémère, telle est la vie du papillon. Quelques jours lui suffisent pour faire le tour de sa destinée, bien trop courte pour s'encombrer d'une mémoire, de souvenirs ou de blessures du passé. Le battement d'ailes précédent est déjà oublié, le prochain n'existe pas encore. Pourtant chaque battement d'ailes est une invitation au chaos et à une nouvelle destinée pour le monde. Mais ceci, le papillon ne le sait pas.

La vie est-elle plus agréable quand la mémoire fait défaut, quand toutes les fois sont des premières fois, quand chaque plaisir est un instant primordial, quand les peines ne laissent pas de cicatrice, quand tout ce qu'il y a à savoir d'une existence n'aura jamais à être appris au prix d'erreurs et de défaites, quand l'instinct suffit?

Il est des jours où j'aurais tout échangé contre l'amnésie; j'aurais pu devenir un papillon-femme aux ailes froissées, née dans un cocon de feutre, buvant le nectar de paisibles fleurs, volant en désordre vers une lumière aveuglante qui m'aurait transformée flamme incandescente multicolore. En l'absence de mémoire je n'aurais jamais aimé, jamais haï, jamais désiré, jamais regretté. Contrairement à l'araignée qui tisse, le fil de ma chronologie n'aurait pas été matérialisé, et il ne resterait aucune trace de mon passage, sinon quelques grains de pollen lancés au vent ou quelque cataclysme chaotique... tout ou rien.

Sans persistance, sans continuité, ni conscience, ni personnalité. L'absence du soi, aussi ténu soit-il dans l'espace et dans le temps, c'est la solitude du papillon. Il n'est point de créature plus seule que celle qui n'a pas de soi propre à saisir à chaque instant, qui se trouve privée du seul vrai compagnon avec lequel une vie est traversée de bout en bout, sa mémoire.