dimanche 9 janvier 2011

L'homme qui renversa la mort

Je me souviens du jour où Papa ramena Maman à la maison. Mon petit frère Nour et moi jouions dans notre chambre avec les épées en plastique qu'Oncle Fouad nous avait offert à sa dernière visite. Papa nous appela au salon et nous demanda de nous asseoir sur le canapé, de part et d'autre de Maman. Elle était immobile, tête baissée; elle n'esquissa pas le moindre mouvement quand nous chacun de nous lui sauta au cou pour l'embrasser.

- Les garçons, commença-t-il, Maman est revenue parmi nous. 
- Papa?, intervint Nour. Je croyais que Maman était morte, tu nous avais dit que Maman était morte.
- Oui Nour, tu as raison. Maman était morte mais j'ai pu la faire revenir. C'est mes recherches, tu sais, j'ai pu renverser sa mort pour qu'elle revive. Plus personne ne sera obligé de voir ceux qu'il aime partir sans plus jamais revenir, une fois que j'aurai publié cette découverte.

Un léger sourire détendit les traits de mon père pendant les secondes de silence qui suivirent, comme s'il revoyait en mémoire le film de sa victoire sur la fatalité. Puis il s'adressa de nouveau à nous, avec une voix réduite presque à un chuchotement, séparant bien chaque mot, comme à son habitude quand il voulait nous expliquer quelque chose d'important à retenir: "Je sais que c'était dur sans elle et que vous êtes contents de la voir à nouveau, mais il faut comprendre qu'elle a besoin de calme et de repos. Amine, tu es l'aîné, je compte sur toi pour m'aider. Maintenant, laissez-la, retournez jouer dans votre chambre."

A contrecœur, nous quittâmes le salon. L'étrangeté de cette réalité ne nous frappa pas réellement, nous ne nous posions pas de questions. Comme si Maman était simplement revenue d'un long voyage et qu'elle ne faisait que subir la fatigue du décalage horaire pour le moment. Nous retournâmes dans notre chambre jouer avec nos épées. Mais c'était bien moins drôle maintenant que nous savions qu'au fond, il ne fallait pas tant de courage que ça pour faire la guerre.

La première nuit de Maman à la maison fut mouvementée. Du fond de nos lits nous l'entendions pleurer et crier, nous entendions Papa tenter de la calmer. Nour et moi mettions nos oreillers sur nos têtes. Le matin, en descendant à la cuisine, je vis Papa, les traits tirés et les cheveux désordonnés. Je le fixai en silence. Sans que je pose la moindre question, il me dit: "Tu sais Amine, ta mère est un peu désorientée pour le moment. Elle a vécu quelque chose que personne avant elle n'avait vécu, rien chez nous ne nous prépare à un tel bouleversement. Mais ça rentrera bien vite dans l'ordre, ne t'inquiète pas." Rétrospectivement, je pense que c'était autant lui que moi qu'il tentait de rassurer avec cette explication sommaire. Il prépara notre petit déjeuner, installa les couverts pour trois et nous attendîmes que Nour nous rejoigne. Nous déjeunâmes en silence, puis Papa disposa sur un plateau une assiette de tartines au beurre et à la confiture et une tasse de café, me demanda de m'occuper de la vaisselle et de mon frère et quitta la pièce. Peu après nous entendîmes la vaisselle se casser avec fracas sur le sol et de nouveau les pleurs de Maman. Nous ne la vîmes pas de la journée.

Elle passait l'essentiel de ses nuits à pleurer et l'essentiel de ses journées prostrée dans un mutisme interrompu que rarement par quelques marmonnement lourds de reproches à chaque fois qu'elle voyait Papa ("Comment as-tu pu m'arracher à là-bas, juste pour ça?"). Nous passions peu de temps avec Maman et elle était presque totalement indifférente à notre présence. Nour avait de plus en plus peur de ces moments de proximité artificielle et je devais de plus en plus user de force et d'autorité de grand frère pour l'y contraindre - du haut de mes neuf ans, je n'avais que trois ans de plus que lui, mais je me retrouvai progressivement presque seul à m'occuper de lui. Papa était d'humeur de plus en plus morose, et son front était barré en permanence par ces sillons horizontaux aussi profonds que son inquiétude. Il n'avait pas publié ses recherches sur le renversement de la mort comme il l'avait dit. 

Un jour que nous étions tous au salon, Papa assis à même le sol en face de moi m'apprenant à jouer aux échecs, Nour allongé sur le fauteuil, concentré sur le pliage et le dépliage d'une feuille de papier jaune qui finirait par devenir un oiseau (comme dans le livre des origami qu'on avait à bibliothèque de l'école), Maman, qui était comme à son habitude assise sur une chaise en face de la fenêtre, le regard lourd et triste perdu dans le vague, se tourna vers moi. "Amine, viens mon coeur. Toi aussi, Nour, mon petit monstre.". C'était la première fois depuis son retour qu'elle s'adressait à nous, et pour dire vrai, j'étais je pense même très surpris qu'elle se souvienne de nos prénoms. C'était aussi la première fois qu'elle ressemblait à Maman d'avant la mort, avec sa voix tendre et chaleureuse, qui nous donnait envie de lui demander des berceuses et de s'endormir dans ses bras doux.

Nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers elle. Ses lèvres et ses yeux dessinaient une expression lasse sur son visage. Elle se leva et, une main sur l'épaule de chacun d'entre nous, elle nous attira à elle et nous serra contre elle. Son corps était un peu plus froid que dans mon souvenir, mais qu'importe, nous étions là, comme des voyageurs du désert trouvant enfin une oasis ou se désaltérer, et nous lui rendions son étreinte. j'entourai mes bras au niveau de sa taille, et Nour au niveau du bas de ses hanches. Elle caressa nos cheveux, comme elle le faisait avant, et je me disais que peut-être comme Papa l'avait dit elle avait juste eu besoin de s'adapter et que maintenant elle était vraiment de retour. J'ai appris depuis à ne pas céder aussi rapidement et totalement à l'espoir. Elle dit: "Il faut comprendre les enfants ce n'est pas que je ne vous aime pas, je vous aime autant qu'avant, et j'aime votre père autant qu'avant. C'est juste si difficile quand on a vu ce qui se passait après de revenir supporter la vie ici. Même respirer est une douleur, et voir est une sensation presque insupportable, et résister à l'envie de repartir demande tellement de force, et ...". Elle se tut et me mit à pleurer doucement, très doucement, presque silencieusement. Nous restâmes ainsi un long moment, et quand je tournai la tête vers mon frère je voyais qu'il pleurait aussi. Papa nous rejoins et nous sépara délicatement de Maman. Il nous dit qu'elle avait besoin de dormir et qu'il l'emmenait dans sa chambre. Maman appuya sa tête sur son épaule et il la guida hors de la pièce avec sa main droite sur sa hanche. Cette nuit nous n'entendîmes ni pleurs ni cris.

Je ne pourrais pas dire que les choses allaient mieux, elles étaient simplement entrées dans une autre phase. D'un côté, Maman nous offrait de l'affection, faisait un effort pour s'intéresser à nos activités et n'opposait plus à Papa cette rancune des premiers temps, mais d'un autre il y avait toutes ces heures qu'elle passait avec Nour sur les genoux à lui raconter ce qu'il y avait après et à répondre à ses questions. Ils pleuraient ensemble ce paradis perdu, et j'étais d'autant plus inquiet de voir Nour, qui n'y était jamais allé, exprimer de plus en plus le souhait de s'y rendre. Il ne s'intéressait plus aux origami ni à aucun autre de ses jeux d'autrefois; il voulait en permanence jouer à cet étrange jeu de rôle qui consistait à se prendre pour un mourant qui découvrait progressivement ce nouveau monde de merveilles qui s'ouvrait à lui. Ses camarades de classe le fuyaient autant qu'il les fuyait - je voyais Papa, pétris de remords, assister impuissant à cette transformation. Papa changeait à vu d'oeil: il ne se rasait plus, ses vêtements, dans lesquels il flottait désormais, étaient rarement propres et repassés, ses mots se faisaient rares. Quant à moi, j'essayais au mieux de faire la sourde oreille aux descriptions de Maman. J'avais peur plus que tout de devenir comme elle une nostalgique de la mort. J'entrais progressivement dans la préadolescence et quelque chose en moi me criait que l'amour immodéré de la vie qui accompagne les quelques années qui allaient venir valaient à elles seules qu'on préserve intacte l'ignorance de la mort. 

C'était un dimanche après-midi d'hiver. Les flocons blancs tourbillonnaient autour des arbres et des maisons avant de venir s'échouer les uns sur les autres, recouvrant toute chose d'une étoffe souple et opaque. Il s'était écoulé plus de six mois depuis l'étrange recomposition de notre cercle familial. Maman était dans la cuisine. Il était rare qu'elle s'atèle à préparer un plat; les saveurs étaient devenues compliquées à accorder pour elle. Elle suivit de près la recette de cuisine d'un cake au citron, et après l'avoir enfourné, elle s'appliqua à dresser la table et faire du café pour elle et Papa et du lait chaud pour Nour et moi. Une fois le goûter prêt, elle nous appela et nous regarda tour à tour avec des yeux brillants lorsque nous fûmes tous réunis. Peut-être était-ce son humeur euphorique - réellement euphorique - qui m'alerta, ou alors l'amer arrière-goût de mon lait chaud. Toujours est-il que je me levai en sursaut de ma chaise, renversant le contenu de mon verre à moitié sur la table, pour crier à tous que Maman avait empoisonné le goûter, qu'elle voulait que nous mourrions tous ensemble. "Ne raconte pas n'importe quoi, Amine. Assieds-toi et finis ton assiette", m'ordonna sèchement mon père. Je levai un regard ébahi sur lui pour voir ses joues inondées de larmes, buvant son café à grosses gorgées entrecoupées de pleines bouchées de gâteau au citron. Nour, tout sourire, avait vidé son ver de lait d'un trait et Maman le lui remplit de nouveau, puis elle se resservit également du café. Les trois se regardaient comme des adversaires qui se jaugeaient mutuellement à une compétition du plus gros mangeur de goûter empoisonné. Il flottait visiblement entre eux une convention tacite pour m'ignorer au mieux.

Je sortis en courant de la cuisine, de la maison, et j'allai frapper chez Mlle Sibylle, la vieille voisine qui vivait avec un vieux chat presque aveugle. Dès qu'elle m'ouvrit je lui criais qu'ils étaient tous morts. Elle me fit entrer et je ne me souviens plus précisément de la suite des évènements. Je sais juste que quelques jours plus tard je me trouvais chez mon Oncle Fouad; j'allais vivre avec lui désormais, comme me l'avait expliqué cette femme des services de l'enfance qui m'amena chez lui. Je grandis parmi sa famille sans que nous n'abordâmes plus jamais la fin des miens.

Ce récit est la seule exception que je fis jamais à cette loi du silence: le lira peut-être quelque inconscient qui rêve, comme l'a rêvé un jour mon père, de renverser la mort.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Magnifique récit Inès!!!
ton disciple Poolio ;-)