mercredi 5 janvier 2011

Ma décevante histoire de fantôme

Chaque auteur a une histoire de fantôme qui lui est arrivée personnellement à raconter. D'ailleurs, c'est souvent un élément déclencheur d'une forme de névrose sur la mort qui le poursuivra tout au long de son activité littéraire. 

J'ai moi aussi mon histoire de fantôme, hélas bien moins spectaculaire que les romans de Stephen King et si éloignée du romantisme étrange des nouvelles de Lovecraft qu'au fond, elle est bien décevante. Quitte à croiser un revenant, autant que la rencontre ait une dimension nostalgique, philosophique ou poétique qui atténue la terreur légitime du vivant. Soit, trêve de vaines plaintes, voici mon histoire de fantôme - ou, plus exactement mon histoire de démon - telle qu'elle m'est arrivée, ou du moins telle que je m'en souviens.

J'avais à l'époque, je pense, dix-neuf ans. J'étais étudiante de première année à la faculté de physique, préparant mes derniers examens avant l'entrée en deuxième. Je passais l'essentiel de mon temps à la bibliothèque de la section de physique; les initiés des lieux se souviendront de la double porte d'entrée en verre dans un cadre de bois située à quelques mètres de l'auditoire Stückelberg, des rangées de livres de part et d'autre du corridor central menant au local des bibliothécaires, où il y avait toujours cette grand échelle de bibliothèque roulante, de la salle de gauche où se trouvaient les livres de mécanique quantique, d'électromagnétisme et de mathématiques, de la salle de droite consacrée aux comptes rendus des symposiums, de l'ascenseur pour descendre à l'étage inférieur où étaient rangées les revues scientifiques. Dans cet espace, entre les étagères métalliques, les tables de travail en contreplaqué étaient le point d'attache de la plupart des apprentis physiciens débordés par la révision des cours et l'écriture des rapports de laboratoire. 

Un soir d'octobre, la veille de mon oral d'algèbre en fait, je restai tard à la bibliothèque, maudissant le Professeur de la Harpe et tentant de donner un sens à la suite de symboles mathématiques sensés fournir une démonstration au théorème de Bolzano-Weierstrass. Je n'étais pas seule à réviser; nous étions cinq ou six, je ne me souviens plus. Je me rappelle en tout cas de la présence de Philippe, le très sérieux premier de classe, de l'irascible Jonathan, du très loquace Maurizio. Vers les 23 heures, j'eus besoin d'une pause. Je demandai autour de moi qui voulait s'arrêter un moment. Seul Maurizio eut envie de sortir un moment le nez des bouquins. Nous prîmes l'ascenseur et nous dirigeâmes vers le distributeur automatique. L'Ecole de Physique était plongée dans le noir; la bibliothèque formait l'unique îlot de lumière dans cet océan d'obscurité et de silence. Alors que je glissai ma pièce de deux francs dans la fente du distributeur, celle-ci glissa de mes mains et roula sur le sol; par son tintement je l'entendis dévaler quelques marches de l'escalier à notre droite. Impossible de voir où elle était tombée. Nous fouillâmes nos poches et ne trouvâmes aucune autre pièce. Maurizio se souvint avoir laissé dans sa veste un peu de monnaie et me dit de l'attendre le temps d'aller la chercher. 

Alors qu'il repartait vers l'ascenseur, je promenais mon regard sur le hall dont je devinais les contours plus que je ne les voyais. Je me rendis bientôt compte qu'une lumière douce et jaune luisait au travers de la vitre translucide de la cabine de la réception. Je crus d'abord à une lampe oubliée, quand soudain je vis la lumière s'animer, où plus exactement s'animer une ombre découpée sur la lumière et projetée sur la vitre. C'était la silhouette d'une personne grande penchée en avant, semblant affairée à chercher quelque chose sur le dessus du guichet. Quand elle se redressa, je vis que sur sa tête, elle avait deux cornes, recourbées vers l'arrière, plutôt longues, au relief lisse. Je restai pétrifiée, complètement en proie à la panique. Je pense que la seule idée qui me soit venue, bien que je ne sois pas superstitieuse de nature, fut de me dire que mon heure était arrivée. Je vis l'ombre s'arrêter de chercher, et même au travers de la vitre qui nous séparait, je compris qu'elle me fixait. Cela dura peut-être une longue minute, puis l'ombre cornue sortit de son immobilité. Elle diminua de taille; elle se dirigeait vers le fond de la cabine, là où se situait la porte de sortie. La lumière jaune s'éteint et je ne vis plus rien. 

"Inès! Inès! Tu voulais le balisto c'est ça?". La voix de Maurizio, que je n'avais pas entendu revenir vers le distributeur, fit littéralement bondir mon coeur hors de ma poitrine. Une fois m'être remise de l'émotion et avoir essuyé quelques moqueries de mon ami, je me forçai à me retourner vers le distributeur. Alors que mon Kit Kat tombait dans le compartiment inférieur, nous entendîmes des pas derrière nous. Nous nous retournâmes en même temps pour voir apparaître la réceptionniste. Elle s'approcha de nous, tout sourire, comme à son habitude. C'était une charmante femme blonde d'une cinquantaine d'années, avec une coupe au carré et des lunettes sans cadre; une fort gentille personne avec un fort accent genevois.

"Bonsoir les jeunes, encore ici à réviser?
- Oui, oui., répondit Maurizio. Et vous, vous nous faites des heures supp', ou quoi?
- Oh non. J'avais oublié mon porte-monnaie sur mon bureau, je suis revenue le chercher. Bon je vais y aller, bonnes révisions! Oh et vous mademoiselle il faudra un jour que vous m'expliquiez comment vous faites pour avoir les cheveux aussi joliment bouclés!", dit-elle en prenant entre les doigts une de mes mèches retombant sur mon front.

Elle se dirigea vers la porte de sortie et nous retournâmes à la bibliothèque. Au cours des quatre années suivantes, je voyais tous les jours la réceptionniste derrière son guichet. A chaque fois que j'entrais dans le hall, elle m'adressait un large sourire, qui, bien qu'objectivement paraissait tout ce qu'il y a de plus innocent, faisait courir un frisson le long de ma colonne vertébrale. Progressivement, une mèche de cheveux blancs apparût au milieu de mes boucles noires - exactement à l'endroit où la réceptionniste avait passé les doigts cette fameuse nuit. Aujourd'hui encore je ne sais pas si cette nuit j'ai rêvé la présence de ces cornes ou si je les ai réellement vues. La mèche blanche, quant à elle, je ne la teint jamais malgré son aspect inesthétique - c'est que peut-être elle est la seule preuve tangible que j'aie trouvée à opposer à l'hypothèse de la folie passagère dont pourraient m'accuser certains.

1 commentaire:

Cdeplume a dit…

Bonjour,
J'ai beaucoup aimé vos textes et cette histoire de fantôme, je vous invite à venir les partager sur un site d'auteurs :
http://www.de-plume-en-plume.fr/ afin d'élargir votre tribune.
Au plaisir