jeudi 2 décembre 2010

Les couleurs oubliées


A force de voir le monde en noir et gris, j'avais oublié à quoi ressemblaient les couleurs. Les années passées à ne regarder qu'à travers un rideau de larmes avaient creusé de profonds sillons dans ma mémoire, abîmant au passage les souvenirs sensoriels les plus vifs. Je me sentais comme amputée d'un membre. Un jour, je commençai à sortir de ce puits sans lumière que nous nommons dépression. Chaque jour, guérir, c'était aussi réapprendre à vivre, à ressentir, à voir ce de quoi je m'étais coupée. Comme une enfant qui découvre le monde, comme une deuxième naissance. Non. Pas comme une deuxième naissance; c'est une deuxième naissance. J'ai senti mes facultés intellectuelles revenir, mes réflexions gagner en acuité, ma mémoire cesser de se faire submerger par le passé à en oublier le présent; mes yeux ont revu les couleurs.

La force de cette expérience fut si forte, l'éclat des images était si grand, que je me laissai emporter par ce flux d'émotions, que je décollai et perdis contact avec la terre ferme. Rire, courir, danser à la cadence effrénée du monde m'occupaient trop pour que les contraintes de la vie viennent me rappeler à l'ordre. Redescendre de ce nuage rose fut un peu douloureux, car se retenir de se jeter à corps perdu dans la vie qui cesse de nous sembler hostile quand on a passer des années à ne pas parvenir à vivre, cela semble injuste.

Le challenge fut de revenir vers des fonctionnements plus raisonnables, sans pour autant perdre l'émerveillement qui nous saisit lors de la redécouverte des couleurs oubliées. De savoir cadrer l'euphorie par la pondération. Le plus difficile dans cet apprentissage de la modération fut d'accepter que les affaires sentimentales n'échappaient pas à cette règle. La "normalité" n'est pas aux amours à 200%; il est peu fréquent de tomber sur des personnes qui comme nous "ex-dépressifs-apprentis-de-la-vie-normale" aiment en brûlant la chandelle par les deux bouts. Pour être franche, on n'apprend jamais à venir à une autre façon d'aimer, moins intense, plus "adulte"; jamais. Je n'ai fait, pour le moment, que le strict nécessaire pour ne pas charger sur les épaules des êtres aimés l'excédent de poids de mon amour trop immense pour que je le porte seule: me donner la carrure nécessaire pour porter les sentiments, car il ne s'agit pas de les amenuiser, mais bien que moi je sache bouger tout en les portant. Je m'imagine comme une drôle de fourmi qui n'a appris que tardivement à marcher avec sur le dos des miettes de pain qui font cent fois son volume.

Au fond de moi, je suis consciente qu'il pourrait m'arriver d'oublier une fois encore les couleurs, de revenir à la vision noire et grise du monde. Alors je profite des couleurs, je les inscris dans mon esprit; car un jour, ces souvenirs pourraient être une bouée de sauvetage en mer de désespoir, m'empêchant de couler en me portant sur le rivage. La différence entre la vie et la mort tient peut-être à des choses aussi infimes que cela.

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