samedi 26 avril 2008

Le cahier indien

L'odeur d'un autre continent imprègne mon papier. Cahier d'écolier ne valant que quelques roupies, il n'en est pas moins devenu un de mes trésors: je l'ouvre pour le humer quand me vient la nostalgie de cette lointaine contrée. L'Inde se trouve sur ses pages, entre ses pages, dans ses pages lignées. Sa douce texture me ramène sur la route où je me suis arrêtée pour me procurer le notebook. Je revois le vieil homme dans son kiosque, entouré de mille et un objets utilitaires ou moins utiles à vendre: mouchoirs, cahiers, crayons, shampoing, bonbons, et même quelques CD's,... Ses mains tavelées, sa voix éraillée.

En fermant les yeux je peux retrouver la chaleur du soleil rajastani, le calme que je pensais m'entourer - uniquement parce que je m'étais habituée à l'incessante cacophonie des rues indiennes. Et l'odeur. L'Odeur.

La même partout en Inde. Quelles que soient les autres odeurs (la pollution, la nourriture ou la foule), il y a toujours ce dénominateur commun en arrière-plan, le parfum élémentaire. Je connaissais celui de l'Afrique, fort, enveloppant, rassurant mais sauvage, le parfum d'une mère. Le Continent Noir me donnait le sein, le continent indien attisait ma sensualité. Je retrouvais partout cette exhalaison d'une amante, épicée, piquante, provocante. Elle m'invite à la poursuivre ; je veux l'étreindre et la faire mienne. Est-ce ceci qui envoute les gens qui foulent ton sol, Inde? Prisonniers de tes filets, dans lesquels tu nous as attirés à coup d'oeillades malicieuses et de rires voilés, nous ne cherchons même pas à nous en libérer. Le souhaiterions-nous que nous n'y arriverions-nous pas. Tu nous habiteras jusqu'à ce que nous revenions à toi.

Ma douce rêverie prend fin lorsque je ferme le cahier, mais son écho me poursuis un moment. Un peu comme une mélodie qui me trotterait dans la tête encore et encore après que j'aie rabattu le couvercle d'une boîte à musique. Je suis de nouveau en Europe, mon éternelle Europe, si familière, mais qui m'inspire si peu d'ardeur. Au fond, je suis appelée à la quitter, je le sais. Peut-être connaitrai-je alors ce jour la nostalgie du Vieux Continent, en humerai-je l'odeur sur les pages d'un cahier, écrirai-je mon mal d'elle?

Aurais-je toujours cette impression que "chez moi" se trouve ailleurs? Je n'ai jamais eu totalement ma place là où je me trouvais. Je regarde autour de moi et je sais que je suis l'étrangère, partout où j'ai été. Le temps passant, j'ai compris que cela te tenait pas aux lieux où je vivais, mais à moi: l'intruse que je suis, fille de la solitaire que j'ai toujours été n'est jamais totalement entrée dans la danse, nulle part. J'ai souvent cette image du monde comme une pièce de théâtre, les gens jouent leur propre rôle, les décors bougent et évoluent sans cesse. Personne n'est conscient qu'à distance respectable de l'estrade il y a l'audience composée d'innombrables rangées de fauteuils en velours rouge plongées dans le noir (un spot lumineux circulaire éclaire la scène). Dans les fauteuils se trouvent les seuls par nature qui ne savent pas comment faire pour entrer dans la pièce et y camper un rôle. J'en fais partie.

Personne à ma droite, personne à ma gauche. Je regarde les acteurs, mais j'ai une impression d'agitation bruyante incohérente, car je ne comprends pas ce qu'ils se disent (peut-être suis-je assise trop loin). Par moments il m'arrive de sentir sur la nuque un souffle chaud, mais lorsque je me retourne il n'y a personne. Peut-être n'est-ce que mon imagination qui peuple l'espace sombre.

Perdre ma solitude, m'arracher à elle, ce n'est peut-être que réussir à retenir ce souffle sur ma nuque, où du moins éluder le mystère de cette sensation récurrente ; amoureuse de cette respiration que je me plais à imaginer masculine, virile et sensuelle, il me semble que j'attends d'elle qu'elle m'étreigne.

Peut-être ce jour là la nostalgie des lieux où je ne me trouve pas s'estompera naturellement.

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