dimanche 19 septembre 2010

Le soliloque du Minotaure

Sombre et humide. Froid. Puant. Je connais chaque détour, chaque coin, chaque mur de mon domaine; je l'aime autant que je le déteste. Je ne connais que lui; je ne connais pas le soleil dont parfois j'aperçois l'éclat indirect comme un écho lointain lorsque la porte du sous-sol s'ouvre pour qu'on dépose ma nourriture. Je m'y ennuie tant que je parle aux pierres. Elles ne répondent pas; personne ne m'a jamais parlé. Ils me mentionnent dans leurs cris d'effroi avant que je ne les tue, mais ils parlent du Minotaure, ils ne parlent pas au Minotaure. Je ne sais même pas si je possède un prénom au-delà de l'appellation descriptive de ma monstruosité.

Je ne sais pas pourquoi tu me gardes en vie sous terre, dans cette tombe en dédale. Tiens-tu secrètement un peu à moi parce que je descends des entrailles de ta femme, la reine devenue la putain d'un taureau? Te hais-tu toi-même plus que tu ne me hais, au point de vouloir t'infliger ce fardeau toute ta vie?

Mes cornes et mon museau sont une exposition obscène à la face du monde de ta désobeissance à ton dieu. Je sais penser comme un homme, mais je ne sais pas si je sais me conduire autrement que comme une bête. Lorsqu'une fois tous les neuf ans tu me fais cadeau de quatorze jeunes gens, je trompe mon ennui par ce jeu de chasse sauvage qui te conforte dans la certitude que je ne suis pas comme toi; que je suis le monstre; que les monstres sont confinés dans les labyrinthes. Je poursuis les jeunes gens dans les longs couloirs de mon repère; je les laisse d'abord s'égarer, se séparer, se perdre tous de vue. Je pourrais fondre sur eux en quelques instants et clore leur existence sous la violence carnassière du Minotaure, mais j'aime sentir l'excitation monter lentement en moi. Je me délecte pendant de longues heures du bruit de leurs pas et de leurs respirations saccadées. J'aime la crampe voluptueuse qui me noue le bas-ventre lorsque l'un d'entre eux, seul dans l'obscurité, bute sur un mur; je m'approche vivement de ma victime et presse mon corps contre le sien, jusqu'à l'immobiliser entre la pierre et ma poitrine faite comme d'acier, jusqu'à lui en couper le souffle. Les sept jeunes filles qui sentent la peur et les cheveux en sueur, je les désire ardemment. Je les tue plus lentement que les sept jeunes hommes, dont j'ai aussi parfois envie comme s'ils étaient des femmes. La satisfaction intense qui m'habite quand je déchire à mains nues leurs corps, quand je plonge ma gueule dans leur cage thoracique écartelée pour mordre dans leurs organes encore chauds de vie, quand le sang coule comme une rivière visqueuse sous ma langue, est le point culminant de ma chasse. Je n'ai jamais connu d'autre joie que celle-ci; je me demande presque si eux tous hors du labyrinthe ne donneraient pas tout ce qu'ils chérissent pour pouvoir ressentir un court instant un seule de ces émotions si brutalement exaltante.

Après mon festin, quand je retourne sur ma couche de paille et de fange, quand la tension retombe et que la torpeur me gagne petit à petit, le malaise et la honte me prennent, et c'est dans ces moments que je te hais le plus de m'avoir réduit à l'état de monstruosité. N'as-tu jamais voulu faire vivre l'homme qui est en moi? Si je n'avais pas été confiné dans un dédale, aurais-je pu devenir un être dont on dépasse la face animale au regard bovin pour en aimer l'âme, le coeur?

Et si la prochaine fois je tentais de résister à leur chair et devenais plus homme que taureau? Et si je ne faisais rien sinon les laisser déambuler dans les couloirs de pierre, si je m'obligeais à feindre le sommeil pour pouvoir les observer un peu sans cette expression d'horreur qui déforme leur visage à ma vue? Et si un de ces jeunes hommes blonds à la carrure princière que je verrais approcher à travers mes paupières mi-closes, dont les pas résonneraient lourdement à mes oreilles bien qu'il tenterait de se faire aussi silencieux que possible, et si lui aussi avait envie de voir de près mon visage, de me connaître?

Et si je cessais de toujours faire le monstre, verrais-tu enfin ce que je sais depuis toujours: que le vrai père du Minotaure n'est pas un taureau, mais le roi Minos?

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