mardi 7 septembre 2010

Jivago mon Amour


Mon premier Docteur Jivago s'appelait Omar Sharif. Il étreignait Lara, et ils étaient allongés sur un lit aux draps blancs, habillés de chemises de coton et de leur amour. J'étais le témoin intrus de la scène, et je retenais ma respiration pour ne pas briser le silence intime des amants figés sur ma rétine. Yuri Jivago, sombre et lumineux, déchiré dans son amour et dans sa passion, m'envoyait depuis sa lointaine Russie sa mélancolie qui traînait à la comissure de ses lèvres et qui coulait dans mes larmes salées.

Mon deuxième Docteur Jivago était un lâche au coeur tendre, un homme-enfant aux murmures de velours. Avais-je toujours su qu'il était incapable de me suivre jusqu'au bout, qu'il était capable de me laisser seule dans le noir sans indication du chemin de retour? Oui, je l'avais toujours su, mais cela ne changeait rien, ni alors, ni maintenant. Le-petit-Youra-dans-un-corps-d'adulte lisait de la poésie qui le dépassait. Il me donna des mots qui me rendirent meilleure mais qu'il ne comprit jamais lui-même.

Mon troisième Docteur Jivago était une illusion trompeuse qui m'infligea des blessures réelles. Yuri-de-contrefaçon, amour-haine fantasmé sans être jamais vraiment vécu, il joua à un jeu qui lui brûla les ailes et qui me vieillit un peu. Trébuchement après trébuchement, il me mena à chercher la compagnie de ce dont j'ai toujours voulu m'éloigner. Miroir aux alouettes où je vis mon propre reflet pour la première fois, démonstration par l'absurde.

Mon quatrième Docteur Jivago vivait dans l'encre de la plume de Boris Pasternak. Sous les aspects d'un monologue sibérien je m'éveillai à la nécessité de romancer pour conjurer ma mémoire trop vivace et rejouer mes drames manqués ou réels. Yuri-le-poète, mon meilleur compagnon, interlocuteur interne de mes préoccupations métaphysiques, qui imprime sa touche discrète dans mes mots et mes images.

Mon cinquième Docteur Jivago était un inconnu qui me connut dans mes retranchements les plus profonds et dont je ne réussis jamais à percer vraiment le mystère. Quand je posais mon oreille sur la poitrine de Yuri-le-soldat je ne sentais pas son coeur battre; quand il posait un regard sur moi je frissonnais, mélange de peur et de désir. Je ne sus jamais s'il était mort de l'intérieur où s'il n'avait jamais vécu. Les dernières traces du poison de son âme - ou de son absence d'âme - continuent à courir dans mon sang et éveillent la douleur d'une brûlure au corps, l'urgence incandescente des cinq sens en attente d'une proie ou d'un prédateur.

Mon sixième Docteur Jivago est un rêve, un mirage que je n'ai pas encore saisi, que je n'ai fait qu'entrevoir, mais que j'aime déjà plus que moi-même. Yuri Jivago qui caressa mon coeur par un mouvement esquissé dans la brume de mes songes nocturnes tourne en rond jusqu'à trouver mes traces de pas, jusqu'à ce que je croise son sentier.

Jivago mon Amour, dont je serai la Tonya et la Clara à la fois.

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