vendredi 16 juillet 2010

La jeune fille sous le clair de Lune



D'aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours été mélancolique. Enfant, j'avais développé un goût pour la solitude qui ne m'avais jamais quitté en grandissant; les autres m'ennuyaient, et je m'en étais toujours senti si éloigné, si différent. L'art avait été, au long de mon existence, le seul remède contre mon mal: il n'y a guère que lorsque je peignais que je me voyais clairement, il n'y a guère que lorsque j'écrivais que je me comprenais moi-même, il n'y a guère que lorsque je jouais de mon violon que je savais véritablement parler à voix haute. En dehors de ces ilots de survie, rien ni personne ne me rattachait ici. Je n'avais jamais aimé, et si j'avais été aimé, je n'en avais jamais rien su.

Au cours de mes après-midi longues et vides, j'avais pour habitude de me rendre aux différents musées de ma ville, d'y flâner, de me plonger dans les oeuvres de ceux qui comme moi vivaient avec le mal de vivre en eux. Parfois, un tableau m'inspirait et je passais des heures à le reproduire dans mon cahier de croquis. Un jour, un tableau changea ma destinée.

Ce tableau venait d'être exposé au musée. Je n'avais jamais entendu parler de l'artiste auquel on devait cette oeuvre. Le hasard avait fait que je me trouvais au musée ce jour-là. La foule qui se pressait devant ce tableau attisa ma curiosité et je voulus voir l'objet de cette agitation. Je me frayai avec grande difficulté un passage vers la toile, tant le groupe des curieux et des admirateurs était dense.

Quand j'arrivai enfin devant le tableau, je pus enfin lever les yeux sur lui et le voir pour la première fois. Je n'avais jamais rien vu de plus beau de toute mon existence. Devant moi, je vis une paisible clairière plongée dans la douce lumière d'un clair de Lune. Au milieu de cette clairière bordée de grands conifères, il y avait une petite étendue d'eau, comme un petit étang. Le croissant de Lune se reflétait sur la surface lisse et sans défaut de l'eau. Autour de la petite marre, les herbes folles formaient un tapis foisonnant, sur lequel il devait être si doux et confortable de s'endormir. Au bord de l'étang était penchée une jeune fille. Elle était entièrement nue et ses vêtement trainaient en petit tas négligé derrière elle. A genoux, le mains enfoncées dans l'herbe tout au bord de la marre, elle regardait son reflet dans l'eau. De son reflet ou de celui de la Lune, je ne saurais dire lequel illuminait le plus intensément la scène. La peau brune de la jeune fille, ses longs cheveux noirs et lisses laissés en liberté sur ses épaules et son dos, ses courbes sinueuses, ses membres délicats, son visage aux traits fins et parfaits à l'expression mélancolique et grave, tout dans cet être m'émut si fort, que j'en eus le souffle coupé. Sans que je puisse les retenir, de délicieuses larmes inondèrent mes joues. Je fermai les yeux pour mieux savourer le frisson voluptueux qui remontait ma colonne vertébrale.

Quand je les rouvris, il me fallut quelques secondes pour m'habituer à l'obscurité. Désorienté, je ne comprenais pas pour quelle raison tout autour de moi était si subitement sombre et silencieux. Quand je pus enfin voir distinctement ce qui m'entourai, je fus totalement stupéfait de reconnaître le décor du tableau que je contemplais. A ceci près que je ne regardais plus une toile, mais que j'évoluais dans la réalité qu'elle représentait. Je n'en croyais pas mes yeux, mais quel que fût l'effort que je fis pour me persuader que je devais être victime d'une hallucination ou d'un rêve éveillé, je ne pus totalement me convaincre de ces explications raisonnables, tant le réalisme de ce qui m'entourais était saisissant. Je ne pouvais qu'admettre que je me trouvais réellement dans ce décor.

Lorsque je fus remis à peu près de ce choc, une idée s'imposa à moi: la jeune fille devait être ici pas loin de moi! Je la cherchai du regard et la trouvai là où je m'attendais à la voir: au bord de l'eau, contemplant son reflet. Je m'approchai doucement d'elle pour m'arrêter à moins d'un mètre derrière elle et retins mon souffle alors que je contemplais son dos doucement caressé par la Lune. A cette distance, je me rendis compte qu'elle était en réalité en train de pleurer, doucement. Je ne sus que faire. Je sentis bien qu'elle ne s'était pas rendue compte de ma présence, et je restai là figé quelques instants à me demander comment m'approcher d'elle, comment lui adresser la parole, que faire pour la consoler. Au bout de quelques larmes, je l'entendis retenir son souffle, je la vis tourner la tête vers moi et me regarder, et je pus admirer le plus parfait des visages alors qu'une expression de stupéfaction et de colère s'y peignit. La jeune fille se jeta sur sa pile de vêtements, les serra contre elle, bondit sur ses pieds et courût disparaître derrière les arbres. Je courus derrière elle, mais elle connaissait visiblement bien la forêt car bien vite elle me distança. Quand je elle quitta totalement mon champ de vision, je n'eus d'autre choix que de rebrousser chemin jusqu'à l'étang. Je m'assis là où la jeune fille était agenouillée il y a peu de temps et me perdis dans mes pensées. Je savais que dans ce monde que je ne connaissais pas, rester près de l'étang représentait ma meilleure chance de la revoir. Car je désirais tant la revoir! Le bref instant pendant lequel son regard avait croisé le mien m'avait donné une certitude qui me suivrait pour le reste de mes jours: je l'aimais. Je l'aimais ardemment, passionnément. Elle s'était emparée de mon âme en un battement de cils, et je ne connaîtrais le repos qu'à condition de la retrouver.

Je ne sais pourquoi, je me mis à genoux et me penchai sur l'eau, exactement à la même façon de la jeune fille. Je scrutai un long moment mon reflet: mes cheveux châtain clair formaient des boucles folles sur ma tête, alors qu'une barbe de trois jours ombrageait les joues de mon visage olivâtre, alors que mes yeux noirs brillaient d'une drôle d'émotion. Je vis alors qu'au fond de l'étang, au même endroit que mon reflet, luisait quelque chose; il émanait de cet objet une faible et apaisante lumière bleue. Je n'arrivai pas à déterminer ce que cela pouvait bien être, mais je compris immédiatement que cette chose était la raison des pleurs de la jeune fille. Je tendis la main, mais alors qu'elle entra en contact avec la surface de l'eau, je fus surpris de ne pas pouvoir l'enfoncer, comme si l'étang était recouvert d'un plafond de verre.

Je ne sais combien d'heures je restai assis ainsi; assez longtemps pour que le soleil se lève. A la lumière du jour, la lueur bleue de l'objet était trop ténue pour être visible. Fatigué, je m'enfonçai dans l'ombre des arbres en lisière de la clairière et m'endormis vite. Mon sommeil fût long, reposant et si profond qu'aucun rêve ne le perturba. A mon réveil, il faisait à nouveau nuit. J'étirai mes membres endoloris et me levai. Lentement, je me dirigeai vers la clairière, mais m'arrêtai avant de l'atteindre pour l'observer. Là je vis la jeune fille, dans la même attitude que la veille. Cette fois-ci, je ne commis pas la même erreur et restai caché derrière un arbre pour la contempler. Quelles heures aussi délicieuses que douloureuses je passai ainsi à la fois si loin et si proche de l'objet de mon amour!

Pendant plusieurs semaines, tout continua ainsi. La journée je dormais et m'occupais de mes besoins vitaux, et la nuit j'observais à la dérobée la jeune fille. Elle arrivait toujours tard quand l'obscurité se faisait dense, et je passais les quelques heures nocturne avant son arrivée à tenter de briser la surface solide de l'étang, sans jamais parvenir à ne serait-ce qu'égratigner le plafond de verre. Je désirais libérer l'objet pour pouvoir le présenter à la jeune fille et ainsi gagner sa confiance, mais hélas j'étais désormais bien à court d'idées. Un soir, las d'essayer et d'échouer, je m'assis au bord de l'étang et sortis de ma poche la flûte que j'avais faite de mes mains dans la journée. Cette longue période sans mon violon m'avait laissé nostalgique de la musique, et bien que je n'eus jamais joué de la flûte, j'en avais confectionné une, car c'était là le seul instrument dont la construction ne me sembla pas trop compliquée. Je commençai à jouer de ma flûte, de manière très imparfaite. Au fil des minutes je pris mes marques et les notes se firent moins dissonantes. Quand je sus à peu près me servir de mon instrument, je tentai laborieusement de jouer une mélodie que j'avais composée il y a longtemps pour mon violon, adaptée à ma nouvelle flûte. Après plusieurs répétitions, j'obtins quelque chose d'à peu près harmonieux. Là, un phénomène étrange se produisit: la surface de l'étang trembla, comme sous l'effet d'une petite vague. Je rejouai mon morceau, et la surface ondula à nouveau. Je fermai les yeux, pris mon souffle, m'investis dans mes notes et me laissai aller à ma mélodie, la ressentant en moi, la faisant vibrer dans ma chair, lui ouvrit toutes les vannes de mon esprit. Quand j'eus fini, j'ouvris les yeux, posai ma flûte, me pencha sur la surface maintenant mouvementée de l'étang, plongeai la main puis le bras dans l'eau et ramassai l'objet luisant. C'était un coeur. Un coeur gros comme le poing et brillant comme une étoile bleue.

J'attendis la jeune fille le coeur entre les mains. Quand elle arriva, elle commença par un mouvement de recul en me découvrant auprès de l'étang, mais l'éclat de l'objet la retint. Une expression d'émerveillement se dessina sur ses traits alors qu'elle s'approcha de moi. Petit à petit elle se défit de chacun de ses vêtements, et quand elle arriva à deux pas de moi, nue, elle s'arrêta. Elle tendit les deux mains, un sourire extatique aux lèvres, et j'y déposai le coeur bleu. Elle s'en saisit, et le serra contre sa poitrine. Là, le coeur se mit à s'enfoncer dans sa chair et il disparût bientôt sous sa peau. Elle leva les yeux vers moi, parcourut la distance qui nous séparait, se mit sur la pointe des pieds et m'embrassa. D'une voix enchanteresse elle me dit:

- Vous m'avez libéré du maléfice qui m'a été jeté il y a bien des années de cela: j'étais condamnée à regarder tous les soirs mon coeur sans jamais pouvoir l'atteindre. Je n'aurais jamais cru qu'il fallait qu'un autre vienne libérer mon coeur pour que je puisse le retrouver.

Je la serrai contre moi, et passai le reste de la nuit et les années qui suivirent à l'aimer.
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Au bout de quelques années, la jeune fille qui était devenue mon épouse me donna une fille, aussi belle qu'elle. J'aimais tendrement ma femme et ma fille, et dans ce monde qui n'était pas le mien, je ne vivais que pour elles deux. Je nous avais construit une maison dans la clairière, et nous vivions modestement mais heureux. Avec les éléments de la forêt, nous avions de quoi nous nourrir et nous vêtir. Je me perfectionnai à la flûte et tous les soirs avant de se coucher, je jouais aux deux femmes de ma vie les airs qu'elles m'inspiraient. J'acquis également un savoir-faire dans divers autres arts, en particulier la joaillerie. Les matériaux pour la construction de bijoux ne manquaient pas dans la forêt. Certains des métaux et des pierres étaient inconnus du monde dans lequel je vivais. Je couvrais ma femme et ma fille de bijoux magnifiques qui faisaient d'elles les princesses de notre forêt. Un soir, après que notre fille se fût endormie, je me mis aux pieds de mon épouse et nouai à sa cheville une chaîne lourde des multitudes de pierres précieuses bleues comme la nuit que j'avais passé des semaines à sculpter. L'objet rehaussait la beauté incommensurable de mon épouse. Le bijou lui plût tellement qu'à partir de ce jour, elle ne portait que lui. Les nuits que nous passions, où elle était nue à l'exception de la chaîne qui habillait sa cheville me rendaient fou, une folie douce et ardente, une folie à chaque instant renouvelée.

Alors qu'elle grandit, ma fille qui devint une magnifique adolescente me demanda de lui enseigner à jouer de la flûte. Je lui transmis mon art du mieux que je pus. Elle se montra excellente élève et bientôt elle me dépassa dans la virtuosité de ses compositions. Elle passait des heures et des heures à jouer au bord de l'étang, et souvent elle ne dormait pas de la nuit.

Un soir, le sommeil me fuit et après un baiser sur les lèvres de ma femme endormie, je sortis sur le pas de notre maison. De là, je vis au loin ma fille au bord de l'étang, jouant de la flûte. A ma grande surprise je me rendis alors compte qu'elle n'était pas seule: elle jouait pour une autre silhouette, assise à ses côtés. Je plissai les yeux pour distinguer le visage de l'inconnu, et je vis un jeune homme de l'âge de ma jeune fille. Je me sentis inquiet et les surveillai toute la nuit ainsi que les suivantes, sans jamais rien en dire à ma femme. Rien de notable se passa et je commençai à me dire que je devrais baisser la garde, que je m'en faisais pour rien, que ce jeune homme, visiblement l'amoureux de ma fille, ne représentait aucun danger. J'étais sur le point d'abandonner ma surveillance.

Cependant, un soir une catastrophe se produisit. Alors que ma fille jouait pour l'inconnu, celui-ci se jeta sur elle, plaqua sa main contre sa bouche pour étouffer son cri, plongea sa main dans sa poitrine et lui retira son coeur, un coeur luisant d'une douce lumière verte. Il jeta ensuite le coeur dans l'étang et partit en courant, laissant ma fille là, endormie d'un sommeil profond. J'accourai vers ma fille, mais le temps que j'arrive l'étang était redevenu rigide à la surface. Je pris la flûte et en jouai, mais rien ne se produisit. Je portai ma fille endormie dans notre maison, réveillai ma femme et lui racontai la tragédie. Jamais ma femme ne s'était mise en colère contre moi, mais ce soir là, toute la colère d'une mère fût projetée sur moi. Elle ne comprenait pas comment j'avais pu lui cacher pendant autant de temps ce qui se tramait, car elle, elle aurait bien su reconnaître les événements avant-coureurs qui lui étaient déjà arrivés il y a quelques années. Maintenant, plus rien n'était possible sauf attendre qu'un autre vienne délivrer le coeur de notre fille. Tant que mon épouse resterait en vie, notre fille dormirait profondément pendant que sa mère surveillerait le coeur dans l'étang. Notre fille ne se réveillerait que quand mon épouse s'éteindra, fatiguée et lasse de cette attente, pour prendre le relais. Il n'y avait plus de place pour l'homme que j'étais dans cette nouvelle vie qui ressemblait à une mort pour mes deux amours. Mon bonheur avait été intense, mais il n'avait été que provisoire. Lorsque je le compris, les larmes envahirent mes joues, je fermai les yeux alors que le désespoir me prit au ventre.

Je rouvris les yeux sur une violente lumière et un impressionnant bruit. J'étais éblouis et je mis ma main devant mes yeux. Quand je m'habituai à la luminosité, je retirai la main pour me retrouver là, dans le musée, entouré d'une horde de curieux qui se pressaient pour voir le tableau de la jeune fille sous le clair de Lune. Hébété, je tournai la tête à gauche, à droite, mais ne pus retrouver un peu de calme que quand je ramenai mon regard sur le tableau. La jeune fille agenouillée au bord était là, inchangée, si ce n'est qu'à sa cheville brillait un bijou orné de pierres bleues comme la nuit.

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