mercredi 23 juin 2010

La barrière de silence

C'était l'été le plus chaud que j'aie vécu. Au point culminant, le soleil asséchait la rivière alors que venait couler dans son lit le ciel fondu comme une cire bleu azur. Je ne pouvais plus bouger, je ne pouvais que sombrer encore plus dans la torpeur, encore plus.

C'était la journée la plus chaude de cet été. L'air moite et brûlant emplissait mes poumons alors qu'étendue je tentais soit de m'endormir totalement, soit de me réveiller totalement; je n'y arrivais pas, je restais suspendue entre ces deux états, dans une sorte d'énervement stationnaire. Alors je parlais, seule, pour obliger les secondes à défiler à vitesse normale. Arrivée au bout de mon inspiration, je recommençai depuis le début, et ma version avait considérablement changé. Je mentais, je me mentais, mais je n'avais rien d'autre, surtout pas la vérité. Puis je me tûs.

La fin de l'après-midi apporta avec elle une ambiance lourde et pesante, chariée par les nuages gris annonciateurs d'un orage qui couvraient peu à peu le ciel. Bientôt, il fût sept heures, l'heure de mon rendez-vous quotidien avec toi. Je me rendis à la fenêtre et j'attendis. Au bout de quelques minutes, je te vis: venant au loin, passant devant ma maison sans y prêter la moindre attention, continuant ton chemin jusqu'au bout de la rue, et entrant dans la dernière maison visible depuis chez moi. Tu disparus à ma vue, et les quelques secondes de vie de ma journée s'étaient déjà écoulées. Je retombai bientôt dans mon abattement habituel.

Je ne pouvais pas venir à toi, je ne pouvais que te regarder de loin. Une barrière invisible et insurmontable nous séparait. Tu ne me connaissais pas, et je ne pouvais pas te laisser me connaître. Mais je t'aimais sans t'avoir jamais approché, et j'étais condamnée à ne vivre cet amour que retranchée derrière le silence. J'étais atteinte d'un mal qui me dépassait et me dominait, en me rendant incapable de faire le moindre pas envers toi: j'avais le coeur fané par une mélancolie qui était devenue ma seule compagne de vie depuis plusieurs années, j'avais le coeur brisé sans qu'il n'aie jamais pu cicatriser, j'avais le coeur en état de mort clinique. Et je ne t'aimais que par la réminescence que ta vue offrait à ma mémoire, par ce grand plongeon en arrière par la remarquable similitude de tes traits avec ceux de mon fantôme du passé. Mon premier amour a été le dernier, et mon second amour n'a été que la redite premier.

Alors je ne pouvais que te regarder sans venir à toi; il ne fallait pas que cette fois-ci cela se termine comme la fois précédente, et pour ne pas finir, il ne faut pas commencer.

Au bout de quelques minutes d'errance dans ces pensées, je revins à moi, je retournai me coucher, je retournai dans cet état d'énervement entre la veille et le sommeil, et je recommençai à parler seule. Arrivée au bout de mon inspiration, je recommençai depuis le début, et ma version avait considérablement changé. Je mentais, je me mentais, mais je n'avais rien d'autre, surtout pas la vérité. Puis je me tûs. Et je prêtai l'oreille à l'orage qui avait éclaté entre-temps.

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Le lendemain matin, la chaleur avait repris son bourdonnement au-dessus de ma tête. Je sortis sur le seuil de ma porte pour prendre sur moi une parcelle de soleil. En ouvrant la porte, je remarquai qu'une enveloppe était posée sur le paillasson. Je me baissai et la ramassai. Je la tournai et la retournai, mais aucun nom d'expéditeur ni de destinataire n'y figurait. Je l'ouvris alors, pour en sortir une simple feuille de papier, une feuille quadrillée certainement déchirée d'un cahier, sur laquelle était griffonnée visiblement à la hâte un court message:

Chère demoiselle,

Rencontrons-nous à sept heures comme tous les soirs. Mais cette fois-ci, pourquoi ne nous rencontrerions-nous pas devant votre portail plutôt que derrière cette barrière de silence?

Décontenancée, déçue et révoltée, voilà comme je me sentais d'avoir finalement découvert... que ton écriture était différente de celle de mon fantôme du passé. En colère, triste et perdue. Comment avais-tu osé briser la perfection de mon amour retrouvé? Je passai la journée en proie à ces sentiments vénimeux, et mon humeur noire se répercuta sur toute chose que j'entrepris, sans en réussir aucune.

A quelques minutes de sept heures, désespérée de devoir abandonner mon rituel, maintenant que la réalité l'avait profané, je descendis les stores, et dans l'ombre je me terrai, accompagnée de ma seule mélancolie, ma si fidèle mélancolie. Finalement que pouvait-il me rester sauf la certitude que le monde ne s'effondrait pas que parce que je faisais tout pour suspendre le temps?

Quand l'horloge murale passa à sept heures, une larme coula sur ma joue, s'attarda sur mon menton, puis vint s'écraser sur ma main. Voici comment j'enterrai mon premier amour: sans cérémonial, sans épitaphe.

Sans que ma tête ait eu le temps de contrôler mon corps qui se mit à agir de lui-même, je me levai, ouvrit la porte, traversai les quelques mètres qui me séparaient du portail. J'avançai les yeux rivés sur mes pieds qui avançaient, hébétée de ce qui se passait. Quans je m'arrêtai à hauteur du portail, je levai les yeux, et je te vis, qui m'attendais. Sur ton visage je lus un grand sourire, si différent de celui de mon premier amour. Tu me saluas, avec une voix si différente de celle de mon premier amour, et dans le court instant de silence qui précéda ma réponse, tu me regardais avec un regard si différent de celui de mon premier amour. Je sentis à cet instant une blessure se cicatriser sur mon coeur. Peut-être qu'un jour tu m'infligeras aussi une cicatrice au coeur, mais en cet instant je ne m'en souciai pas. Finalement n'est exempt de cicatrices que le coeur qui n'a jamais vécu. En ce moment précis, je sus que je n'aimais ni ta différence ni ta ressemblance avec le passé, je n'aimais que toi, simplement toi, tel que tu m'apparus à cet instant.

"Allons marcher", dis-je pour briser définitivement et irrévocablement la barrière de silence.

Alors que nous marchâmes, nous parlâmes, longtemps, très longtemps. Arrivés au bout de notre inspiration, nous recommencions depuis le début, et la version n'avait pas changé. Nous nous disions la vérité, et le mensonge restait en arrière, derrière la barrière de silence. Puis nous nous tûmes. Je te pris la main, et par ce geste je recommençai à vivre dans le présent.

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