dimanche 29 juin 2008

Enlacés


Nous étions deux graines. Infiniment petites, les quelques pas qui nous séparaient représentaient pour nous la distance entre deux mondes. Je vivais dans l'ignorance de son existence, lui pourtant si semblable à moi.

Nous étions deux pousses, sortant à peine de sous terre. Eblouies par la lumière, nous qui n'avions vécus que dans l'obscurité jusque là, nous regardions autour de nous, émerveillées mais incapables encore de comprendre ce qui s'offrait à nos yeux. Petit à petit notre vision devint de plus en plus nette et nous contemplâmes le monde : les autres pousses, les arbres, les branches de bois mort jonchant le sol. En levant la tête nous voyions les feuilles qui avaient quitté leur arbre, s'élevant haut dans le ciel puis retombant, chute tournoyante, lente mais inéluctable. Les plus vieux arbres, pères de nos pères, nous enseignaient que le temps était un cycle, que nous vivions de l'eau du ciel et des restes décomposés en humus de nos proches décédés, qu'un jour nos troncs ne seraient plus lisses et que notre cœur s'enrichirait d'un anneau par année; nous ne connaissions pas encore la valeur de cet enseignement et ne les écoutions que d'une oreille distraite - erreur répétée de génération en génération.

Nous étions deux jeunes arbres, vigoureux et arrogants. Nous lancions nos branches encore tendres au feuilles vert vif dans toutes les directions, mais le vent les pliaient souvent, sans jamais pourtant que nous doutions de notre force. Nous nous pavanions et riions, nous oubliions notre condition, nous nous imaginions pouvoir trouver un jour le moyen de nous déraciner pour aller courir la forêt et nous posions un regard méprisant sur les âgés qui avaient simplement accepté leur sort. Nous nouions des affinités éphémères avec nos congénères, vivions avidemment les passions d'un jour et d'une nuit, criions sans cesse que nous étions sans jamais être sûrs au fond de ce que nous sommes en vérité. Nous prenions un plaisir intense à la chaleur du soleil; l'intensité de notre souffrance lorsque nous était infligée une blessure à l'écorce n'avait d'égale que la rapidité avec laquelle nous cicatrisions et oubliions.

Nous étions deux abres arrivés à maturité, majestueux et solides. Nous avions fini par comprendre que jamais nous ne pourrions pousser plus haut nos branches vers le ciel si en même temps nous n'enfoncions profondément nos racines dans le sol. Nous tentions de nous remémorer les leçons des anciens sans pouvoir totalement nous souvenir de tout, comblant ce qui manquait avec notre expérience propre. Avec les saisons nous avions gagné en sobriété, et avions appris à apprécier le silence, la mesure, la contemplation. Nous nous ouvrâmes alors au monde plus qu'à nous-mêmes et vîmes ce qui nous était invisible auparavent: nous étions incomplets à nous seuls. Alors que je commençais à concevoir qu'il ne me manquait que lui, je me rendis compte que nos racines, de plus en plus étendues, étaient déjà entrées en contact. Le temps passant nous ne pûmes que nous emmêler plus étroitement l'un à l'autre, soudés à la base, nos deux troncs parallèles, le vent circulant entre nous, nos feuilles se touchant parfois et visant le reste du monde d'autres fois: nous ne formions qu'un tout en restant deux.

Je l'aime.

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